Chambre froide
- Commencez par la mauvaise, s’il vous plaît…
C’est lorsque j’ai répondu ainsi à la question du médecin, en avalant difficilement cette grosse boule que j’avais dans la gorge, que tout a commencé. Ou que tout s’est arrêté, devrais-je dire.
Puis est venue la bonne, comme il disait : « Mais vous êtes jeune et en bonne santé, vous avez des chances sérieuses de vous en sortir ».
En bonne santé...
Je ne sais pas s’il a remarqué l’ironie de sa bonne nouvelle. J’étais bien trop choqué pour le relever. Mais maintenant que je ne peux plus rien faire d’autre que repenser à ce moment, cela me fait presque sourire. Si seulement j’en avais au moins la force.
Le problème, c’est que ça n’a pas tenu bien longtemps. A peine deux mois plus tard, le Docteur Ledoux, assis derrière son bureau sur lequel trônait une reproduction articulée du genou et de ses mystères, m’a confirmé, avec un air très sincèrement peiné, que le bonne nouvelle avait du plomb dans l’aile, et moi une tumeur maligne dans le ventre…
Incurable.
Quelques mois.
Quelques mois qui m’ont lentement, mais trop vite, mené dans ce lit, chambre 271, Hôpital des Trois Chênes.
Au début, c’est le choc. Les bras sont lourds et la tentation de les baisser est très grande. Mais c’est le choc pour tout le monde, alors j’ai fait ce qu’on attendait sans doute de moi. J’ai fait face. Autant que possible. Pour moi. Mais surtout pour eux. Pour elle.
Quelques mois.
C’est terriblement court. Et dire que mes quatre mois d’armée m’avaient paru une éternité insurmontable…
Très vite, la question se pose, d’une simplicité affligeante, et inévitable : que faire de ces quelques mois ?
Voyager ? Bien sûr on s’y essaie, on profite mais les aventures les plus folles et les paysages les plus magiques n’arrivent pas à effacer l’ombre qui plane. Partout. Toujours. Mais au moins on se fabrique des souvenirs. Enfin, surtout pour les autres.
Faire des enfants ? Y aurait-il plus irresponsable et égoïste ? Faire volontairement un orphelin, juste pour l’autosatisfaction d’avoir perpétué l’espèce ?
Goûter aux plaisirs interdits pour s’évader ? S’étourdir pour ne plus penser ? Faire la fête ? Mais faire la fête avec qui ? Les amis ont une vie. Eux. Une famille. Un travail. Une vie qui continue. Et qui continuera. Ils peuvent mettre des verbes au futur. Moi, le seul que je peux conjuguer ainsi, c’est mourir. Alors oui, on a toujours du plaisir à être ensemble, mais du temps, paradoxalement, ils en ont beaucoup moins que moi. Comment leur en vouloir. Surtout qu’il y a toujours un moment dans la soirée où j’ai l’ivresse triste et mélancolique. Boire tout seul, c’est vite lassant. Et la faiblesse de l’alcool dans ce genre de situation, c’est que la gueule de bois est encore plus déprimante que d’habitude.
Se gaver de sexe, de plaisir et de jouissance ? On a bien essayé, évitant de perdre un instant, jouant sur la fantaisie, et l’imaginaire. Mais le cœur n’y était jamais vraiment, et la jouissance la plus intense débouchait toujours sur une infinie tristesse. Et il me fallait réunir une telle force pour la cacher, que je me suis vite lassé de ces plaisirs, étonnamment.
C’est pareil pour tout. Plus rien n’a le même goût.
Chaque émotion, chaque sensation, chaque sourire, chaque larme, tout, absolument tout, a la saveur aigre d’un morceau de chocolat que l’on prend juste après s’être brossé les dents.
Très vite, ces quelques mois deviennent de minuscules semaines.
Puis quelques jours.
J’aurais aimé écrire ces pensées qui se bousculent en moi en ces derniers instants. J’aurais dû les écrire. Mais le problème avec les dernières pensées, c’est qu’elles arrivent quand il est trop tard, par définition.
Je me souviens de ce jour où nous étions montés sur le toit. Emmitouflés dans toutes les couvertures que nous avions trouvé, nous avons regardé le soleil se lever sur le village en contrebas, irisant de cette lueur jaunâtre et unique les toits des vivants. La brume se retirait lentement des forêts, et je ne sais qui peignait en rose la pointe des montagnes avec un talent qui ne sera jamais égalé.
C’était beau, calme, paisible. J’étais presque serein. Je ne voulais pas le demander et briser la magie du moment, mais je n’ai pas su résister.
- Tu y penses ?
- Oui… Tout le temps, m’as-tu répondu.
J’avais tellement espéré que tu me répondes : « à quoi ? ». Mais je sais que tu ne pouvais pas toujours faire semblant. Ce boulet que je tirais, je l’avais attaché à la cheville de tous mes proches. Même si j’avais maladroitement essayé de le peindre en rose, il restait terriblement lourd.
Je suis tellement désolé de t’avoir imposé cela, de t’avoir apporté une telle tristesse. Je m’en veux. Et je suis sûr que tu m’en as parfois voulu aussi. Ce serait naturel, et rassure-toi, je ne t’en tiens pas rigueur. Tout aurait peut-être été plus simple si j’étais parti par accident voilà six mois. Tu aurais souffert aussi, mais différemment… Une souffrance moins sourde, moins vicieuse, moins lancinante…
Et il y a peu, les jours ne sont devenus que des heures.
Les dernières.
Avec la tentation envahissante de faire un bilan. Je crois que c’est assez logique. De toutes façons, depuis quelques mois, je me la suis posée des centaines de fois cette question : à quoi ma vie a-t-elle servi ? Est-ce que je quitte un monde meilleur que celui dans lequel j’étais entré voilà 32 ans ? Est-ce que je l’ai changé ? Non. Je ne le crois pas. Et si c’est le cas, ce n’est en tout cas pas grâce à moi. Je peux bien retourner la question encore et encore, je parviens toujours à la même réponse, qui fait froid dans le dos.
Alors pour ne pas trop déprimer, je me dis que lorsque je t’ai fait sourire, ma vie a été utile. Mais y a-t-il eu assez de sourires pour compenser toutes les larmes que j’ai vu couler ces derniers mois ? Sans compter celles qui ont sans doute coulé en cachette. Et le torrent de celles encore plus douloureuses, qui ont coulé seulement à l’intérieur, érodant rageusement ton cœur, ton âme ?
Peut-être que lorsque j’ai fait rire des amis, j’ai été utile. Comme quand j’ai essayé maladroitement de les réconforter si ils allaient mal. Je ne suis vraiment pas doué pour ça, ils ont dû s’en rendre compte, mais je pense qu’ils ne m’en veulent pas. J’espère que j’ai été utile, comme ils ont essayé de l’être ces derniers mois, et comme ils l’ont été malgré tout. Mais ce n’est pas facile. A chaque fois qu’ils viennent me voir, nous sommes empruntés.
Et eux, et moi.
Moi de leur infliger ce spectacle, cette décrépitude, et cette évidence de la mort.
Et eux de ne pas savoir que dire : parler du passé éveille une nostalgie bien trop déprimante, et parler du futur les met mal à l’aise, puisque je n’en ai plus. Alors il ne reste que le présent, qui n’est franchement pas très folichon. On aligne tous des banalités affligeantes alors qu’il y aurait tant à dire, à faire. Enfin je crois, mais je ne sais pas quoi.
Je sens que c’est pour aujourd’hui. Je ne pensais pas qu’on pouvait le savoir avec une telle certitude, mais oui, c’est pour très bientôt. Cela fait une semaine que je suis extrêmement faible. La moindre parole est un supplice, un effort incommensurable. Je ressens une fatigue extrême, contre laquelle je lutte toutefois, essayant bien stupidement de grappiller chaque seconde, chaque sensation, que peut encore m’offrir le décor ridicule de cette chambre d’hôpital.
Quelques minutes encore.
Comme tous les jours, tu es là. Je te vois, à chaque fois que je parviens à ouvrir les yeux au prix d’un immense effort. Tu regardes par la fenêtre, et la douce lumière du crépuscule donne une couleur magique à tes cheveux.
Je sens ta main dans la mienne. Cette main si douce me fait mal tout comme elle m’apaise et me réconforte.
Elle va tellement me manquer cette main que c’est douloureux de la sentir encore. Mais comment me passer de son contact ? Ca fait tellement de bien de ne pas partir seul.
J’espère que j’ai pris le temps de te le dire.
Je ne sais plus.
Si tu savais comme j’aimerais avoir encore la force de te parler. Je ne me souviens même plus du dernier mot que je t’ai dit. Et dire que je ne t’en dirais plus un seul. J’espère que toi, tu t’en souviens. Enfin, ça dépend ce que c’est…
Je sais que je vois là la dernière image de ma vie : ta silhouette de dos qui se détache dans le couchant, et je suis heureux que tu ne me regardes pas.
Je me plais à penser que tu es en train de faire ce que tu m’a promis si souvent : regarder l’avenir, vivre ta vie, rire et sourire, être heureuse, et te servir de notre histoire et de mon souvenir pour te fabriquer un nouveau bonheur, encore plus doux que celui que tu m’as donné.
Et surtout, je sais que si tu t’étais tournée vers moi, j’aurais vu des larmes dans ton regard, et je ne veux pas partir avec l’image de tes yeux tristes. Alors continue de regarder devant toi. Je t’en supplie, ne te retourne pas… c’est plus facile pour tous les deux.
Je ne peux plus tenir mes yeux ouverts.
Plus que quelques secondes.
« Au revoir, je t’aime, merci, merci pour tout. Pardonne-moi, et sois heureuse ». Je le pense si fort que j’espère que tu parviens à l’entendre… Puis lentement, le rideau de mes paupières me plonge dans le noir.
C’est la fin du spectacle.
Pour toujours.
Quelques souffles incertains, comme la flamme d’une bougie qui tremblote et hésite avant de disparaître et je m’éteindrai... Cette certitude est étonnamment apaisante, mais au moment où mon cœur s’arrête, épuisé d’avoir lutté, alors qu’il avait encore tant à aimer, la seule chose que je ressens est une immense tristesse.
« Biiip… Biiiip… Biiiiiiiiip… Biiiiiiiiiiiiiiip… Biiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii... »
Ton coup d’épaule brusque me réveille.
- Eteins ce putain de machin ! Merde… tu fais chier… C’est dimanche…
Et je ressens à ce moment là le bonheur le plus intense et absolu de toute ma vie.
« Nouvelle mauvaise » terrifiée, par arpenteur, conscient de sa chance depuis 1971
(c)photo arpenteuse2004 - rome