La tête haute
Je ne crois pas avoir un jour fait du mal. Mais c’est vrai que c’est difficile à dire. Je suis seulement sûr de n’avoir jamais sciemment, volontairement, et de moi-même, fait du mal à qui que ce soit. Ce n’est pas dans ma nature.
J’ai rencontré Nolan à un salon qui avait pour thème le camping. Mais j’ai senti d’emblée que sa femme ne m’appréciait pas.
Malgré tout, nous sommes restés assez longtemps en contact. Je ne sais pas pourquoi, on se sentait bien tout simplement, et quand Nolan partait dans la forêt pour un week-end avec des potes, je les accompagnais. Je fis très vite partie de leur petite bande, et nous avions du bon temps tous ensemble. Nolan m’invitait même parfois quand il partait camper en famille, ce qui évidemment, créait quelques tensions avec Laura.
C’est lui qui me l’a dit : il paraît que j’avais une mauvaise influence sur lui, que c’était dangereux de sortir avec moi, qu’on ne savait pas ce qui pouvait arriver, et que je n’étais vraiment pas un exemple pour les enfants.
En gros, elle ne m’aimait pas du tout, et je l’inquiétais. Je ne voyais pas vraiment pourquoi. J’étais certes un peu froid, peut-être trop rigide, mais je ne faisais rien de mal. Pour tout dire, je trouvais le jugement de Laura plutôt injuste.
Parce qu’avec Nolan nous n’avons jamais fait de conneries. De temps en temps, quand nous allions camper, on se faisait quelques cannettes, mais c’était tout. Ou alors nous allions dans le désert, chasser le coyote. L’Etat du Colorado nous donnait 20 dollars par tête, mais nous y allions surtout pour nous marrer.
Puis un jour, il a fini par céder à Laura, et il a cessé de me voir. J’ai trouvé que c’était un peu lâche de sa part… mais ne dit-on pas « ce que femme veut… ».
Nous nous sommes serré la main à la sortie d’un bar, devant la boutique d’un prêteur sur gage de la banlieue de Denver.
Peu après, quasiment au même endroit, j’ai rencontré Michael, qui se faisait appeler Cristo. C’était une espèce de petit truand de quartier, qui dealait de temps en temps un peu d’herbe, et lorsqu’une occasion se présentait, tentait un petit braquage.
J’ai vite senti que je ne devais pas trop traîner avec ce gars, mais je ne connaissais personne dans les environs. Et Cristo semblait beaucoup m’apprécier, ce qui est toujours agréable, non ? Le problème c’est que rapidement, j’ai eu l’impression d’être un faire-valoir rien d’autre. Devant tout le monde, il m’appelait « son pote », et il parlait de moi dès qu’il se sentait un peu faible. Je m’étais trompé. Je m’ennuyais avec lui, et en même temps, j’ai vite compris que ma présence le rassurait.
C’était me faire bien trop d’honneur, et j’ai tout fait pour me séparer de lui. Mais il revenait me chercher. Disons plutôt qu’il ne me lâchait pas d’une semelle.
Jusqu’au jour où notre route a croisé celle de Amy.
- On t’a expliqué ce que je cherche ? lui a demandé la jeune femme.
Elle avait de grands yeux magnifiques, au fond desquels sa tristesse était sublimée. Ce regard m’a électrisé.
- Je suis prête à payer cher.
- Oui, je sais. Ce sera 500.
Cristo était sûr qu’elle refuserait, mais elle a sorti les billets sans hésiter. J’ai senti qu’il aurait pu dire n’importe quel prix, elle aurait payé.
Elle m’a regardé fixement. Il s’est passé quelque chose d’indéfinissable, mais d’intense. J’ai compris que je pouvais la suivre, et nous sommes partis ensemble.
Cristo s’en foutait, il avait encaissé les 500 billets.
J’étais comme hypnotisé par ce troublant mélange de colère et de tristesse qui coulait de ses yeux. Elle conduisait, la main posée sur moi comme pour s’assurer que je ne la quitte pas. Elle se taisait. Ce silence et l’étrange tendresse avec laquelle elle me touchait, me mettaient mal à l’aise. Elle a roulé longuement, dans un calme que je n’osais pas troubler.
Nous nous sommes arrêtés dans une zone industrielle. Elle m’a dit qu’elle bossait là.
« Viens… Je vais te montrer…»
Puis elle a claqué la porte de la voiture.
« Tu sais, je veux partir la tête haute. Et ils seront bien emmerdés cette bande de nazes. Ca fait depuis le premier jour que je suis dans cette boîte qu’ils me pourrissent la vie. Je ne sais pas pourquoi, et c’est vraiment ça le pire. Avant même d’avoir eu le temps de prononcer un mot, j’ai senti que je faisais l’unanimité contre moi, et pourtant ils ne me connaissaient pas. C’est comme s’ils avaient eu besoin d’un souffre-douleur, pour renforcer l’esprit d’équipe, et que j’arrivais à point nommé. L’esprit d’équipe. Le chef du département commercial, il n’avait que ce mot à la bouche. Mais moi, je n’ai jamais fait partie de cette équipe. J’entrais dans la salle de réunion, ou dans la cafétéria, les conversations s’arrêtaient. Au début, j’ai essayé. Vraiment. Je m’installais avec eux, j’essayais de participer. Mais tous m’ignoraient. Alors forcément peu à peu, je me suis renfermée sur moi-même, j’essayais de ne pas les voir, sinon, je serais devenue folle ».
Elle a marqué une pause, et a repris sa marche dans cet open-space qui avait dû être un enfer pour elle.
« Le seul qui m’adressait la parole, c’était Kenneth, mais parce qu’il n’avait pas le choix. Kenneth, c’est la caricature du vrai petit chef. Inutile que je te le décrive, je suis sûr que tu en connais un. Lui, il est exactement comme ça. En pire. Il hurlait contre tout le monde et n’importe qui. Mais surtout moi, et sans raison. A longueur de journée, appuyé en arrière, les pieds sur son bureau. Je crois que j’ai décidé de partir le jour où il a reçu son petit diplôme d’ « employé du mois ». Il est passé vers chacun des sept autres membres du « team » commercial, se vantant des résultats de l’esprit d’équipe qu’il avait su créer. Il m’a soigneusement évitée. Je ne faisais clairement pas partie de l’équipe. »
Amy faisait le tour de la table dans la salle de réunion, effleurant du bout de la main le dossier des sièges.
« Ce travail, j’en avais besoin. Je ne pouvais pas abandonner, Maman aurait été trop triste, trop inquiète. Mais bon, maintenant qu’elle est morte… Je peux partir la tête haute… »
Je ne savais pas quoi dire.
Elle me traînait derrière elle, lasse.
Elle a marché calmement jusqu’à sa place de travail, dans la pénombre. Elle s’est assise, a ouvert les tiroirs, et a rempli un carton avec ses affaires personnelles. Avec une certaine classe, elle a sorti un tube de rouge à lèvres de son sac, s’est remaquillée, puis elle est passée d’un poste de travail à l’autre et a marqué d’une seule lettre tous les écrans d’ordinateurs de ses collègues, jusqu'à former un « fuck you » rageur.
Je la regardais faire en silence. Elle m’a remercié de mon aide.
J'étais perplexe. Je ne faisais rien. Que faire d’ailleurs. J’étais là c’est tout. Peut-être que ça la rassurait, que ça lui donnait du courage.
J’ai essayé de lui dire que je ne pouvais pas l’aider, que je n’avais pas la solution, qu’elle devait tenir le coup, plutôt que de tout laisser tomber. Ou chercher de l’aide ailleurs.
Elle m’a fixé quelques instants. J’ai bien cru qu’elle m’avait entendu. Mais très vite sa détermination l’a emporté.
Elle s’est approchée de moi. Elle était belle, j’avais peur. Elle est venue tout proche.
Je sentais son haleine. Sa respiration saccadée. L’amertume de sa tristesse.
Ses lèvres se sont entrouvertes, et tout à coup, nous n’étions plus qu’un. Bouche contre bouche. C’était doux.
J’ai eu peur, puis très chaud.
Amy est partie la tête haute, en effet.
Le sommet du crâne éparpillé deux mètres au-dessus du diplôme d’employé du mois de Kenneth, juste derrière son bureau en contreplaqué…
Et je suis tombé sur le sol, ridicule et fumant, dans une vague odeur de poudre... Je n'avais rien fait de mal. J'étais simplement l'inoffensif objet métallique que j'ai toujours été...
« Nouvelle mauvaise » par arpenteur, armurier depuis 1971
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