Resident Evil

Publié le par Arpenteur

Je suis le plus ancien du Negresco. Pas l’hôtel. La Résidence. Enfin, résidence est un bien grand mot pour un banal immeuble de 18 appartements répartis sur 6 étages.

Déjà 48 ans que je suis là. Je m’y plais bien…

Je pense que je m’ennuierais dans un pavillon. Il ne s’y passe pas grand-chose, et la vie au grand air ne m’a jamais attiré.

Ici c’est animé, vivant. Il y a toujours du va-et-vient. Pour quelqu’un de curieux comme moi, c’est beaucoup plus intéressant. Et le temps passe plus vite. Je dors peu, je suis toujours prêt, attentif, je m’en voudrais de manquer quelque chose.

Chaque matin, c’est Monsieur Sarbeck que je vois en premier. Il claque toujours la porte en sortant de chez lui. A l’entendre parfois marmonner autour de son éternelle cigarette, je sais qu’il le fait exprès pour réveiller sa femme : « elle pourrait bosser aussi cette vieille bique, y en a marre de trimer tout seul », puis il laisse une odeur de fumée âcre flotter dans les couloirs, et sort dans la nuit, même en été. Il commence vraiment tôt à l’usine. Je crois que s’il était un peu moins bougon et désagréable, j’aurais pitié de lui. Et puis, j’ai aussi entendu dire qu’il avait plus d’une fois confisqué des ballons ou autre jouets qui arrivaient malencontreusement sur sa terrasse. Toujours à râler contre les enfants. J’imagine que c’est parce qu’il n’en a pas eu qu’il les déteste autant.

Pourtant, moi non plus je n’en ai pas, et je les aime bien les enfants.

Ceux de la résidence, c’est un peu les miens, je les connais tous avec le temps.

Mon préféré, c’est le petit Jérémie, avec ses grands yeux curieux et rieurs derrière de non moins grandes lunettes. Il est vraiment sympa. Avec son sourire craquant, il est le roi du monde de ses huit ans. Il s’amuse à calculer à quelle hauteur il est déjà monté dans cette résidence. Quelques fois, je l’entends faire ses calculs à voix haute : il estime qu’à chaque fois qu’il rentre chez lui, il monte de 14 mètres. A raison de trois à quatre fois par jour, entre les retours de l’école, les courses avec sa maman, et les fois où il joue devant l’immeuble avec ses copains, il monte de presque 50m chaque jour. Comme il a toujours vécu ici, et qu’il a aujourd’hui 8 ans et demi, il estime qu’il a déjà gravi 16 fois l’Everest, et que par conséquent il habite dans la résidence la plus haute du monde.

Je l’aime vraiment bien Jérémie.

C’est le fils du jeune couple de bobos, au troisième gauche. Sa maman aussi est sympa, et surtout mignonne. Un carré strict mais un sourire jovial et un regard pétillant de vie. Je me demande si je suis le seul à avoir remarqué la petite aventure qu’elle a avec le beau gosse du cinquième, Dimitri.

Il se sont croisés un jour devant les boîtes aux lettres et ont fini par monter ensemble. Ils ne se sont rien dit. Mais leurs regards signifiaient bien plus que leur silence. J’ai remarqué par la suite que Dimitri avait repéré les horaires de Cécile et qu’il s’arrangeait pour la croiser de plus en plus souvent. Et ce qui devait arriver arriva. Je sentais une telle tension, une telle attirance animale entre eux, que cela ne m’a vraiment pas surpris.

Je les ai quelques fois vus s’embrasser avec fougue. C’est amusant.

Ils se croient seuls, puis quand j’arrive et que j’ouvre la porte, ils s’arrêtent, reprennent un air vaguement candide qui ne l’est pas du tout. Je ne sais pas si c’est parce que je suis au courant, mais franchement, à la voir réajuster maladroitement sa jupe, et lui se recoiffer nonchalamment, ils n’ont pas l’air du tout innocents.

Je me demande si Cécile sait que son Dimitri du cinquième il les collectionne les conquêtes. Car ce n’est pas la seule que je l’ai vu embrasser dans les couloirs et ailleurs. Je pense qu’elle le sait et que ça lui est bien égal. Elle prend un peu de bon temps à l’occasion et voilà. Mais elle devrait quand même être plus prudente. Les couloirs ce n’est pas l’endroit le plus discret. Quelqu’un pourrait les voir. Je ne suis certainement pas le seul curieux de la résidence. On sait comme sont les voisins. Toujours à s’intéresser aux affaires des autres.

Mais moi, même si je suis un peu trop curieux, je ne me mêle pas de la vie des autres. En tout cas pas activement. D’ailleurs, Dimitri a bien raison de profiter un peu de la vie, il est jeune encore. Et puis je dois avouer que son côté un peu exhibitionniste me plaît assez. J’ai même parfois l’impression qu’il me prend pour un complice. Ca met un peu de piment dans mes journées. Enfin, mes nuits plutôt.

Du piment il y en a eu l’année dernière.

Un matin, la police a débarqué. Ils se sont regroupés dans le hall d’entrée, et j’ai écouté ce que le concierge leur racontait, évidemment :

-         Ben je balayais le couloir du quatrième, comme tous les jeudis matins. Comme d’habitude, j’ai soulevé le paillasson de Madame Flamel, pour faire les choses en ordre. J’aime quand le travail est bien fait. On en connaît assez des responsables de résidence qui font leur boulot à la va-vite, sans aucun sens des responsabilités. Ben pas de ça au Rialto, moi je vous le dis. Ici vous ne trouverez personne qui pourra dire que les corridors ne sont pas propres.

-         S’il vous plaît Monsieur, avait demandé un policier. Venez-en au fait, Monsieur ?

-         Monsieur Chekirout, je suis le concierge de la résidence.

-         Oui, j’avais cru le comprendre. Mais revenons-en à Madame Flamel, si vous voulez bien.

-         Ben, alors quand je balayais, j’ai donné un petit coup contre la porte par accident. Ca n’arrive jamais normalement. Je fais bien attention à ne déranger personne, vous pouvez me croire.

-         Mais on vous croit Monsieur, on vous croit.

-         Ben là, la porte, elle s’est ouverte toute seule. Au début j’ai voulu la refermer tout doucement. Pour pas déranger, vous comprenez. Mais je sais pas pourquoi, j’ai appelé : « Madame Flamel, ne vous inquiétez pas, c’est le concierge. Excusez-moi si j’ai fait du bruit ». C’est important les rapports de bon voisinage. Ben personne m’a répondu. J’ai hésité, et finalement je suis entré, et vous me croirez si vous le voulez, mais Madame Flamel elle était là, dans sa salle à manger, allongée de tout son long sur un tapis franchement pas très joli, mais vous savez ce qu’on dit. Des goûts et des couleurs… Je me suis approché, et ben j’ai vite vu que c’était grave. Tellement grave qu’elle en est morte. Voilà ce que j’en dis moi. Ben, j’ai refermé, et suis rentré chez moi pour vous appeler et voilà. J’ai rien touché. Comme ils disent de faire dans les films. Et comme elle avait vraiment l’air passée, je vous ai appelé vous plutôt que l’ambulance. Pas faire des frais pour rien, vous voyez. Avec le prix que ça coûte le médical…

-         Ok, ok. Vous avez bien fait Monsieur. Venez nous montrer maintenant.

Ils sont tous montés jusqu’au quatrième, et les policiers ont effectivement constaté que Madame Flamel était morte, crise cardiaque apparemment, et qu’elle avait été cambriolée. Ils ont interrogé un peu les résidents qui étaient là, mais personne n’avait rien vu comme toujours. J’avais bien remarqué ce jeune qui était venu la trouver dimanche soir. Je ne l’avais jamais vu. Mais je n’ai pas fait plus attention que cela. C’est pas mes affaires. Alors comme je ne me souvenais de rien de précis, je n’ai rien pu dire aux policiers.

Puis Madame Flamel a été emmenée par les pompiers, dans une caisse en plastic blanche. Ils sont passés par l’escalier.

Ca m’a rappelé la fois où un ses petit-fils était venu passer le week-end chez elle, parce que ses parents étaient partis quelques jours. Je me souvenais de lui quand il était gamin, avec sa raie de côté et son air de premier de classe.

Mais il avait bien changé, et je peux vous dire que le petit-fils, il ne l’a pas beaucoup vue la grand-mère. A peine arrivé, je l’ai vu repartir, et quand il est rentré en plein milieu de la nuit, en se cognant contre tous les murs, il a fini par vomir sur ma porte. J’étais enragé.

Mais il avait fait tellement de boucan, que la voisine de Madame Flamel était sortie, et quand elle l’a vu allongé par terre devant ma porte, elle a réveillé la pauvre grand-mère, qui s’est empressée de tout nettoyer. Alors je n’ai rien dit.

J’aime pas me mêler des affaires des autres.

Jusqu’à la semaine dernière, tout se passait plutôt bien. La petite vie routinière, mais pas tant que ça, d’une résidence ordinaire. Les allées et venues des uns et des autres.

Tout à changé mercredi, dans l’après-midi, quand j’ai gardé le petit Jérémie avec moi pendant cinq heures. En sortant, il était traumatisé, paraît-il.

On m’a tout de suite accusé. On a dit que tout était ma faute, qu’on ne pouvait pas se fier à moi, que ce n’était étonnant que l’enfant soit ressorti aussi choqué que cela de cette expérience, que j’étais trop vieux, qu’il ne fallait pas laisser des enfants seuls avec moi, et j’en passe et des meilleures.

Tout de suite après, on m’a mis de côté. C’est le concierge qui a conseillé à tous les résidents, surtout les enfants, de m’éviter : « On ne sait jamais » disait-il, d’un air soupçonneux.

Et depuis deux jours, je subis même un traitement spécial.

Le concierge, tout fier, a scotché sur ma porte, un carton sur lequel il a dessiné maladroitement quelques marches et s’est appliqué sans grand succès à écrire : « Ascenseur en révision complète, merci de prendre l’escalier »

« Nouvelle mauvaise » qui monte et qui descend, par arpenteur, concierge depuis 1971
(c)photo arpenteuse2009 - Stockholm, Suède

Publié dans Nouvelles mauvaises

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S
Oui, je sais, au lieu d'une fois par semaine d'une époque je viens ici une fois par trimestre. Oui, je sais, ça craint. Mais oui, j'aime toujours autant les "nouvelles mauvaises".:)
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K
Bah oui je me doute bien mais impossible de remettre la main sur le titre. C'est une nouvelle où il y a une Entourlespoules à la fin comme dans ta nouvelle et qui t'incite à reprendre tout depuis le début et à te taper su'l'front en disant "Mais c'est biensûr". Je cherche ça tout à l'heure quand je descends dans l'espace "Adulte" et je te dis si je retrouve!
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K
Et Hop emballé, c'est pesé! Ca fait au moins 4 fois que j'essaye de lire cette note et que je suis interrompue. Cette fois ça y est I did it. Je sais que ça ne doit pas être agréable d'être comparé à d'autres mais ça me fait penser à une nouvelle de Didier Daeninckx.
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A
<br /> Bravo d'avoir réussi.<br /> Et ne tinquiète pas, c'est plutôt flatteur d'être comparé à un écrivain publié (enfin, je le prends comme ça...lol...)<br /> C'est quelle nouvelle? je serai intéressé de la lire d'ailleurs.<br /> <br /> <br />
O
Damned il m'a fallu un petit temps pour comprendre : bien joué !
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B
Excellent ! Très drôle ! Vivement emmené. Et quelle chute (d'ascenceur bien sûr) ;-)
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