Autoroute du soleil

Publié le par Arpenteur

C’est vrai qu’au début j’avais peur la nuit. Mais maintenant je m’y suis faite. Et puis j’ai toujours mon couteau, posé sur la tablette, alors je ne risque rien. En fait je préfère même travailler la nuit. C’est plus calme, et l’obscurité emballe le monde dans un voile de douceur mystérieuse. Tout est plus propre, plus silencieux. 

Tous les soirs quand je m’installe dans la petite cabine jaune et bleue, je me l’approprie un peu. J’y amène un petit ours en peluche que j’ai depuis ma naissance, et cette photo où je suis avec Maman, devant le cirque qui venait chaque année dans la ville voisine. J’avais 11 ans. Elle est morte l’année suivante, un accident sur l’autoroute. Depuis je suis seule, toujours. Heureusement que j’ai trouvé ce boulot au péage routier, il m’a permis de sortir enfin du foyer d’accueil.

Et maintenant j’aimerais sortir d’ici, de cette cabine, de ce village, de cette région. Partir comme tous ces gens à qui je dis, nuit après nuit : « 9.80… merci… bonne route ». Mais comment partir, avec quoi, pour où ? Je n’irais pas loin avec mon vélo, et de quoi vivrais-je ? 

Alors je rêve la nuit. Quand je vois arriver au loin les phares d’un véhicule, comme deux gros yeux jaunes qui me scrutent, je m’amuse à deviner la couleur de la voiture, ou son pays d’origine. Parfois je gagne. Parfois non. 

Quand il n’y a personne, je lis les magazines de voyage invendus que me donne le tenancier du kiosque au coin de ma rue. Jamais je ne pourrais les acheter. Je m’imagine traversant des déserts, escaladant des montagnes, nageant dans une mer turquoise. Mais régulièrement les yeux jaunes jettent un coup de projecteur sur ma réalité, sur ma prison. 

« 9.80… merci… bonne route ». 

J’aimerais savoir où vont ces gens, ou ce que transportent ces camions. Mais les conducteurs ne me voient pas. Pour eux je ne suis qu’une machine, un obstacle au milieu de leur trajet. De temps en temps on me dit bonsoir, mais en fait je crois que je n’existe pas. 

Ce soir-là il pleuvait. 

J’aime quand il pleut. Tout brille quand une voiture arrive. J’aime bien ce qui brille. Maman elle avait un collier qui brillait, j’aimais bien le toucher, il prenait toutes sortes de reflets, comme s’il était vivant. Quand il pleut, l’autoroute, elle aussi devient vivante. Jean m’a dit bonsoir vers 2h40, en souriant. La pluie et un sourire. C’était vraiment une nuit réussie. 

Le lendemain, il pleuvait toujours, et lui, il m’a encore souri. Et il a disparu dans les ténèbres. Tout à coup, j’ai entendu des coups sur ma vitre. J’ai sursauté, posant la main sur le couteau, et j’ai vu Jean qui agitait une petite bouteille de jus de fruit : 

- Coucou. Un peu de soleil en bouteille pour égayer cette nuit pluvieuse ? 

J’ai regardé ma main sur le couteau, et la couverture du magazine sur mes genoux. Un village de pierres blanches, accroché à une falaise surplombant une mer d’un bleu profond, qui brille de mille feux sous un soleil éclatant. Il a cogné encore contre la vitre avec la bouteille, tout sourire.

- Vous savez, je n’ai pas le droit d’ouvrir en principe. Et puis, il y a pas de place pour deux ici. 

- On le dira à personne. Allez, je suis sûr que vous avez soif. Je m’appelle Jean. 

- Moi c’est Jeanne, mais je préfère qu’on m’appelle Jane. 

Il a ri. Moi pas. Et j’ai ouvert, je ne sais pas trop pourquoi. Il dérangeait ma nuit et ma pluie, en voulant y mettre du soleil. Il a fini par rester jusqu’au lever du jour, assis par terre près de la porte. On a parlé pendant des heures. Une discussion délicieuse, machinalement ponctuée par mes « 9.80… merci… bonne route ». 

Il est revenu souvent partager mes nuits, caché dans un petit coin. Je lui confiais mes envies de voyage. Un matin à la fin de mon service, dans la lumière pâle du petit jour, il m’a emmené vers sa voiture, dans le parking, et m’a fait me mettre au volant. 

- Tu verras, on peut aller plus loin avec ça qu’avec ton vélo. 

C’était une VW, elle était grande, noire. Les gouttes de pluie la paraient d’un manteau de perles brillantes. Il a fini par m’apprendre à conduire, et m’a dit qu’un jour, je l’emmènerai en voyage. J’ai ri. 

J’aime bien repenser à ces nuits-là. Depuis la mort de Maman, personne ne s’intéresse à moi. Au foyer, on me laissait toujours de côté. On disait que j’étais débile, alors que c’est juste que j’étais trop triste pour me concentrer sur mes leçons. Je ne pense pas que je suis débile. Et Jean non plus. 

Cette nuit il est venu avec une rose : « Il te faut partir, tu dois te libérer de tout ça. Ne reste pas au bord du chemin, le monde t’attend ». 

Je regarde la voiture qui arrive, et la route qui brille dans le halo de lumière blanchâtre. Si la plaque d’immatriculation se termine par un numéro pair, je gagne. C’est un 4. 

Je mets la peluche dans mon sac, je décroche la photo de maman, et je prends mon couteau. Je bloque la barrière en position ouverte, et pour la dernière fois, je sors dans la nuit. La pluie caresse mon visage. C’est doux. 

Il a raison. Je dois partir. Je le serre dans mes bras. Et d’un coup il comprend : je m’échappe. Il a l’air triste, il devient pâle, et puis ferme les yeux. C’est pourtant son idée. 

Je place la rose sur le tableau de bord. Elle brille dans son emballage doré. Je démarre. Je vais passer le péage, c’est la première fois que je serai de ce côté-ci de la barrière. D’une main tremblante d’impatience, j’appuie sur le gros bouton rouge, et en grésillant, la machine me donne enfin mon propre ticket. Je le regarde émerveillée, alors que j’en ai eu des milliers entre les mains.

Mais celui-ci, c’est le mien.

Je le pose délicatement sur le siège du passager, à coté du couteau. Lentement, me délectant de chaque seconde, j’appuie sur l’accélérateur, et je m’enfonce dans la nuit. 

Je suis libre… 

Je trouverai bien un moyen de me débarrasser du cadavre de Jean en cours de route… 

« Nouvelle mauvaise » pluvieuse, par Arpenteur, garde-barrière depuis 1971

(c)photo arpenteuse2006

Publié dans Nouvelles mauvaises

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Commenter cet article
M
Pas besoin d'un couteau pour frapper au cœur ... encore le cadavre d'une illusion qui doit disparaître ! Dès les premières lignes, le lecteur se trouve pris dans l'histoire et craint le pire. Le pire c'est être mort ou ne pas être aimé ?
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E
Bonsoir<br /> Je me suis laissée prendre à l'histoire, à la tristesse de cette jeune femme travaillant au péage, à la protection incertaine de son petit couteau et ...je me suis trompée !  Rien ne lui est arrivée...comme quoi, notre bon coeur nous perd toujours, meme dans une histoire racontée suberbement ! Un grand bravo et surtout continuez ! <br /> Erotica51
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D
Brrrrrrr... C'est bien écrit, mais ça me retourne.Suis vraiment d'une humeur de chien aujourd'hui... Merci.
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A
Merci beaucoup de ta visite, et j'espère que tu prendras du plaisir à parcourir les autres Nouvelles mauvaises...
J
J'adore le happy-end.(Quoi, j'ai dit une connerie ?)Fabuleux et percutant (au niveau du coeur, jusqu'à une dizaine de centimètres de profondeur).
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B
9,80 euros, c'est pas donné quand même, nan?<br /> Très belle histoire, en tout cas.
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