L'enfer du trottoir
Aïe, c’est lui ou pas ?… et merde, oui, c’est lui. Qu’est-ce que je fais, qu’est-ce que je fais, qu’est-ce que je fais ? Trop tard pour changer de trottoir, de direction, ou pour m’enfuir en courant. Il m’a peut-être pas vu. Oh non, je le crois pas, il me fonce dessus. Il a même accéléré ou quoi ? Au moins ça fait un des deux qui est content. Mais bon, je vais encore me faire tenir la jambe, hurler dans les oreilles et postillonner dessus pendant un bon quart d’heure, si ce n’est plus. J’ai pas que ça à faire moi, merde. Ca y est, c’est foutu…
- Eh salut, comment tu vas ?
Tiens, toujours cette voix rauque. Arrête de fumer bordel. On dirait que tu dégoulines de petites glaires à chaque mot. Tu craches ou tu parles en fait ?
- Ca va bien, et toi ?
J’en ai rien à foutre en fait, mais bon. Comment tu fais pour avoir toujours les mains aussi moites. C’est dingue ça. Allez hop, discrètement je m’essuie sur mon pantalon.
- Ouais ouais, ça va. Dis donc tu en es où dans cette histoire de construction là, le dossier de Tartempion* que je t’avais envoyé ?
Oui, je sais que tu m’envoies des dossiers. Et alors. Tu veux que je me couche par terre et que je te baise les pieds ou quoi ? En plus c’est un dossier de merde, alors tu peux déjà être content que je n’ai pas réussi à changer de trottoir, ou à plonger dans une bouche d’égout. Et me parler plus près du nez tu n’arrives pas ? Tu devrais me le lécher pendant que tu y es…
- Ben, ça avance gentiment, mais bon j’attends toujours les documents qu’il doit me filer. Alors si tu le vois, dis lui de se bouger.
- Ouais, tu sais sa boîte commence vraiment à prendre du volume dans la région, je pense qu’il n’a pas que ça à faire.
C’est bon, tu penses que tu as parlé assez fort et que tous les passants ont entendu que tu étais dans les affaires ? ou bien tu veux te louer un mégaphone ?
- Ok.
Bon tu n’as pas quelque chose d’urgent à aller faire là, parce que c’est pas que ta conversation m’emmerde (en fait si), mais j’ai un blog influent et super drôle à écrire du boulot moi. Putain, pourvu que mon téléphone sonne. S’il vous plaît mon Dieu… Bon ben tant pis. Je vais essayer de me débrouiller tout seul.
- Allez, faut que je te laisse, on m’attend.
Je me demande si ça se voit que je mens à ce point là.
- C’est sympa comme ils ont réaménagé cette place, non ?
Mais je m’en fous. Non, je m’en fous pas, mais j’ai pas envie de te causer. Et pourquoi tu parles si fort putain ?
- Ouais c’est bien.
Une phrase bien courte, sans commentaire, ça devrait commencer à lui faire comprendre qu’il faudrait qu’il me lâche la grappe. Allez, je m’éloigne l’air de rien. Oh non, plus je recule, plus il me serre de près. Ce que c’est pénible ces gens qui bouffent ton espace. Il est amoureux ou quoi ? ou juste malpoli ? Ah, et en plus son haleine pue la clope. J’ai encore de la chance, ça pourrait être pire. Faut que je me tiiiiire….
- Faut qu’on se fasse une bouffe à l’occase.
Putain mais tu rêves ou quoi. Passer 2 heures avec toi, à t’entendre me parler politique, avec ton petit air de gars qui est dans le secret, sur le ton de la confidence hurlée, entre de gros rires gras, pour le plus grand malheur de toutes les tables alentour ? Jamais de la vie. C’est des trucs à commencer une grève de la faim ça. Et en plus, je suis sûr que tu manges comme un porc, et que tu parles la bouche pleine. Forcément, tu ne te tais jamais. Jamais. Tu fais comment, non, mais, franchement…
- Oui, on verra.
Et ce putain de téléphone qui ne sonne toujours pas.
- Dis donc, tu es casual aujourd’hui. Pas de rendez-vous?
Qu’est-ce que ça peut te foutre comment je m’habille. T’as vu comment t’es fringué toi ?… Miracle… Un téléphone qui sonne. C’est le mien ? Oh non merde. Tiens il sort aussi le sien. C’est lui ! J’ai envie de sauter dans la fontaine, et de klaxonner tout le tour de la ville. Mais ça va se voir, non. Des chansons de victoire résonnent dans ma tête…Lalalala la la lalalala…
- Attends, je l’éteins.
Ca va pas ou bien !!!
- Non. non, fais seulement. Pas de problème.
- Tu es sûr ?
Oh que oui, jamais je n’ai été aussi sûr de quelque chose. Allez décroche, merde. Avant que l’autre au bout du fil se décourage…
- Sûr de sûr. T'inquiètes pas.
- Oui allô ? Miquet* courtage et assurances ?… Oui…
Ok, maintenant, m’enfuir. Je vais lui murmurer que je pars et lui faire signe qu’on se reparle à l’occasion. J’ai l’air débile à articuler ainsi en silence, gesticulant, mais merde, rien à foutre. Suis prêt à tout là. Ca y est, il hoche la tête. Yes… je le dépasse, et il ne se met pas sur mon chemin. Ouf, sauvé… Y a pas à dire, le vendredi 13, c’est pas une légende.
- Ok salut… Non, excuse, c’est pas à toi que je parlais, je disais au revoir à quelqu’un…
« Humeur » commerciale, par Arpenteur, lèche-cul depuis 1971
©photo arpenteur2004
*Noms de scène