Fromage, dites fromage
Un jour par hasard, en déconnant avec des amis, chacun se foutant de la tronche de l’autre sur la carte d’identité, genre « t’a vu la gueule à Christophe, je le crois pas, on dirait un poivron », tu constates avec effroi que la tienne, non seulement fait rire tout le monde, mais qu’en plus elle arrive à expiration dans environ 17 secondes. Et dans le langage des papiers officiels, expiration veut dire renouvellement.
Et donc, photomaton.
Tu n'a pas trop de peine à en trouver un, parce que le photomaton, en plus de ressembler à un confessionnal, est toujours dans un endroit particulièrement passant et exposé. En gros exactement le lieu où tu n’aurais pas voulu qu’il soit. Un hall de gare, un supermarché, ou une galerie marchande.
L’air de rien tu t’approches de la machine, et tu jettes un coup d’œil furtif dans le miroir. Vu la foule alentour, et ta non-envie de te refaire une beauté au milieu de ce hall, tu décides que ta tête du jour suffira. Tu fouilles tes poches à la recherche de la monnaie adéquate, et tu te glisses rapidement derrière le rideau, comme un amant surpris en flagrant délit.
Une fois à l’intérieur, tu essaies de déchiffrer les instructions, et tu fais tourner le siège pour que tes yeux soient à la hauteur de la ligne jaune. Tu imagines les sourires des passants qui ne voient que tes jambes, et entendent les grincements du tabouret, et tu grimaces. Quand, après avoir vissé, dévissé, revissé, dans la position aléatoire de celui qui ne veut pas toucher des fesses la cuvette des toilettes, tu t’assieds une neuvième fois, avec enfin les yeux alignés, tu as alors le choix du rideau de fond : blanc livide comme toi, bleu sale, ou alors orange passé. Va pour le blanc.
Un dernier coup d’œil sur la ligne jaune qui le traverse, l’oeil, puis tu te penches en avant pour glisser la pièce, et vite tu te remets en place. Tu essaies le sourire crispé No 2, « cheese ».
*Flash*
Tu es sûr d’avoir eu les yeux fermés. Pour réussir la suivante, tu te concentres à mort « ne pas fermer les yeux, ne pas fermer les yeux, ne pas fermer les yeux ». Tu finis par être plus concentré qu’une tomate en tube, et tu en oublies complètement de sourire.
*Flash*
Ok, la prochaine c’est la bonne. Tu attends, en te regardant dans la vitre, et tu te dis que vraiment, tu as l’air con. Encore heureux qu’il y ait un rideau. A quoi sert-il d’autre d’ailleurs ce bout de tissu. Tu attends. Encore et encore. Il ne se passe plus rien. Ca doit être terminé. Tu te relèves, et tu ouvres le rideau avec le plus de dignité possible.
*Flash*
Tu replonges dans la cabine, tu te fractures le tibia contre le tabouret, et tu te rassieds à moitié, *flash*, en tirant d’un coup sec le rideau comme pour faire taire les rires des passants.
Ce coup-ci ça doit être terminé. Tu rejoins la foule qui déambule, aussi gêné que si tu sortais d’un peep-show. Et là tu aimerais disparaître, te noyer dans le flot de gens affairés qui défilent devant toi. Mais non, tu ne peux pas. Tu dois rester là, attendre, l’air de rien, que l’appareil veuille bien te rendre ton image.
Assez rapidement elle arrive, mais attention : « ne pas toucher la photo avant l’extinction de la lampe rouge ». Le ventilateur censé la sécher, semble plutôt fonctionner comme un aspirateur, et attire inévitablement un chaland qui jette un œil même pas discret, sur ton sourire crispé No 2, en ricanant, pendant que tu essaies d’avoir l’air décontracté en faisant les cent pas devant la machine. Quand enfin tu peux récupérer ton bien, environ 14 siècles, 2 ans, 34 mois, et 6 minutes plus tard, tu le glisses dans ta poche, et tu ne le regardes pas avant d’être dans un endroit tranquille.
Et dire que maintenant tu dois encore l’apporter au poste de police, où un agent va te demander en retenant difficilement son fou-rire : « vous choisissez laquelle ? »
« Virgule » mateuse, par Arpenteur, téléobjectif depuis 1971
(c)photo arpenteur2005