Le pouvoir de la presse

Publié le par Arpenteur

Comme tous les ans, le premier lundi d’août, Gégène est remplacé par un étudiant. Parce que Gégène lui, il prend tout le temps ses vacances la première quinzaine d’août. Il n’aime pas ça les changements, Gégène, ça le stresse. J’aurai bien pu assumer le boulot tout seul, mais on ne me demande jamais mon avis. Comme d’habitude. On ne me demande rien, sauf d’être à l’heure le matin.

Alors comme à chaque fois que Gégène part rendre visite à sa mère dans la vallée reculée où il est né, cette année le patron est arrivé, accompagné d’un gamin de 20 ans, avec à peine trois poils sur le menton, des lunettes, et qui flotte dans une salopette propre, en me regardant d’un air timide.

- Pierrot, je te présente Vincent, dit le boss, avec fierté. Il est étudiant en droit, et il va remplacer Gégène pendant les vacances. Je compte sur toi pour être sympa avec lui. Et tu le laisses du côté droit c’est clair ? Sécurité Pierrot, sécurité, ok ?

J’ai fait un clin d’œil à Gilbert, le chauffeur, j’ai bougonné un « ok, ça roule », et j’ai vite oublié le prénom du gamin. De toute façon je les appelle toujours « Iti », comme l’extraterrestre. Ca m’évite de me tromper, vu que c’est chaque été un nouveau. Et pour moi c’est vraiment des extraterrestres ces gosses. L’université, c’est aussi mystérieux que la planète Mars. Un autre monde.

Et puis ils n’ont pas de force, bossent parfois trop vite, parfois trop lentement. Ils sont maladroits, et pas débrouille pour deux sous. Quelque part, je les trouve courageux de venir faire ce job pendant leurs vacances, mais je me demande toujours pourquoi ils le font.

J’ai montré à Iti comment se tenir sur la petite plateforme, et je lui ai donné quelques conseils de sécurité, comme « ne pas lâcher la poignée pendant qu’on roule ». C’est la seule consigne que je lui ai transmise d’ailleurs, car il n’y en a pas d’autre. Je lui expliquais que je prends le côté gauche, celui de la circulation, et lui le droit, puis on s’est mis en route.

Même si au début le camion est vide, je sais que l’odeur le dérange. Mais je sais aussi qu’il s’y habituera vite, comme les autres. On parcourt les rues du village, vidant les containers et ramassant les sacs poubelles chacun sur son bord de la route. Dès que la benne est pleine, on actionne la presse, pour faire de la place.

Enfin, disons plutôt qu’Iti l’actionne, puisque le bouton est de son côté. Et il en est fier ce petit con. Je suis là depuis des années. Vingt-deux ans et trois mois exactement. Je n’ai jamais travaillé ailleurs. J’en ai connu des chauffeurs et des collègues sur la plateforme arrière, et c’est le troisième camion sur lequel je bosse. La presse c’est mon domaine. Mais là non. Tous les ans en août, on me relègue à gauche comme un vulgaire manoillon à demi demeuré. Comme si j’étais son Gégène, moi, à Iti.

Je l’aime ce boulot. Nous voyons du pays. Nous parcourons deux villages par jour, toujours selon le même tournus. Je connais tout le monde. A certains endroits, les gens déposent quelques biscuits dans un bol et deux verres de schnaps pour Gégène et moi. D’autres nous font signe de leur fenêtre, ou alors nous échangeons quelques mots s’ils sont dans leur jardin.

Les enfants, eux, nous adorent. Certains nous attendent au bord de la route, et nous demandent s’ils peuvent jeter eux-mêmes les sacs dans la benne. C’est amusant. Parfois, ils nous supplient d’enclencher la presse : « Pierrot s’il te plaît, écrase tout, allez Pierrot ! Allez Pierrot ! ». Il doit y avoir quelque chose de fascinant dans le fait de voir cette énorme pelle avancer juste au-dessus de l’amas de sacs pour venir les emporter dans les entrailles du camion.

J’aime cette façon un peu étrange d’entrer dans l’intimité des gens. Quand les sacs éclatent sous la presse, parfois quelques restes, emballages ou objets stagnent au fond de la benne, et pendant le trajet suivant, je m’imagine la vie de ceux qui les ont jetés.

On voit de tout dans les sacs à ordures, on y découvre parfois des trésors. Un jour par exemple, j’ai vu deux albums de Tintin qui traînaient au fond de la benne. Ils étaient plutôt en bon état, alors je les ai récupérés pour mon neveu. Il adore la BD, Hugo. Il en a été ravi, et m’a expliqué que c’était une très vieille édition de « Tintin au Congo » et « Tintin en Amérique ». Il m’a montré les différences avec ses albums à lui, et effectivement le dessin n’était pas le même, il avait été modernisé. « C’est collector » qu’il m’a dit. Je ne sais pas ce que ça veut dire moi ça, mais je lui ai fait plaisir, grâce à mon métier. Rien que pour ça il en vaut la peine.

Et puis sur la plateforme, on sent passer les saisons, et dans la benne, on les vit véritablement. Les montagnes de paquets vides après Noël, les sapins tous secs, les confettis, les emballages de lapins de Pâques, puis de glaces, et de fournitures scolaires.

Et au milieu de tout ça, invariablement, l’été, ils m’envoient Iti, qui prend ma place.

C’est sûr qu’après deux jours, il a compris toutes les ficelles du métier. Faut reconnaître que ce n’est pas sorcier.

Mais le « Iti » de cette année, ce n’est pas parce qu’il a des lunettes,  et la presse, qu’il doit se prendre pour le patron non plus. Je n’aime pas qu’il se moque des enfants qui courent derrière nous, ou des petites vieilles qui nous disent bonjour à travers leur fenêtre. Je trouve impoli qu’il refuse le verre de williamine que le curé nous offre à chaque fois.

On a beau dire ce que l’on veut, la vie ce n’est pas dans les livres qu’on l’apprend. Je n’en ai jamais lu de livres, moi, mais je sais vivre. Alors que lui.

Incapable de prendre son travail au sérieux, narquois et dédaigneux, à chaque fois qu’on s’arrête dans un café pour les neuf heures il se plonge dans les journaux plutôt que de me parler, de faire connaissance. Comme si je ne valais pas son attention ou ses paroles.

Plus les jours passent, moins il travaille correctement. Fini l’attrait de la nouveauté. Il m’ignore complètement, il joue avec la presse, et passe ses journées à se demander pourquoi je fais ce boulot, je le vois dans son regard.

Aujourd’hui, j’en ai vraiment marre. Il fait fonctionner la presse trop souvent, et n’attend pas que la benne soit pleine. Alors je lui en ai fait la remarque :

- Ecoute Iti, ce n’est pas un jouet. La presse, tu l’enclenches quand c’est rempli. Et c’est tout. Sinon tu l’uses pour rien, et un jour on va se retrouver avec une panne. Mais évidemment ce n’est pas toi qui aura les emmerdes non, c’est moi. Toi, tu seras retourné dans tes bouquins. Alors bosse comme il faut ou casse-toi. Merde !

Il me répond sèchement mais sans élever la voix. Son ton en dit plus que ses mots. Mais je ne les oublierai jamais.

- Ecoute mon vieux, je ne m’appelle pas Iti c’est clair. J’ai un prénom, c’est quand même pas difficile? A moins que tu n’arrives pas à t’en souvenir ? Je ne vais pas la casser ta petite presse, ne t’inquiète pas, et puis tu n’es pas le patron dans cette boîte. Tu ne t’es jamais demandé pourquoi tu étais toujours derrière le camion et jamais au volant ? Tu crois vraiment que les mômes qui nous courent derrière, ils rêvent de finir comme toi ?

Je ne sais pas s’il continue à parler. Je ne l’écoute plus, j’enrage. Je plonge mon regard dans les paysages si familiers qui défilent, en essayant de me calmer. Au 15 de la rue du Torrent, il y a un gros tas de sacs sur le côté droit, alors je descends aider Iti. Et quand il remonte sur la plateforme, d’un coup d’épaule, je le pousse dans la benne, comme on le fait parfois avec Gégène, pour déconner.

Je monte à droite, à ma place, et je frappe deux fois contre la carrosserie pour dire à Gilbert de démarrer. Iti est empêtré au milieu des sacs. Il me regarde avec colère, vexé, essayant vainement de se dégager.

En souriant, je fais signe de la main à Madame Clerc qui arrose ses fleurs, et au coin de la rue des Cerisiers, j’appuie sur le gros bouton rouge, et j’enclenche la presse.

« Nouvelle mauvaise » estudiantine, par Arpenteur, patron de presse depuis 1971 

Publié dans Nouvelles mauvaises

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
A
j'ai décidé de mettre tes vacances à profit et lire un peu plus de ton blog. parce que tu me le conseillais et puis, j'étais intriguée. <br /> je me sens un peu con, j'ai du retard à rattraper ! <br /> mais je lis, je lis. et j'aime! <br /> merci beaucoup ! et reviens vite!
Répondre
F
Je découvre ton oeuvre : quel talent! une écriture parfaitement maîtrisée au service d'une histoire extra. Bravo!
Répondre
A
j'arrive un peu tard mais je le dis quand même : j'adore ce texte.<br /> juste un truc qui m'inquiète là, tu aimes bien tuer les gens quand même, nan? :)<br /> j'ai pas lu toutes tes nouvelles mauvaises alors pardon si je dis une connerie.<br /> en tout cas, c'est très bien écrit. et j'aime beaucoup le style !
Répondre
A
@anna : merci beaucoup... mais, qui te dit qu'il est mort?... et balade toi un peu... il n'y a pas toujours des morts. J'essaie surtout de surprendre un peu... Mais merci beaucoup
K
Si tous les "Itis" du monde voulaient bien se donner la main et...sauter dans "ta" benne, Arpenteur, ça ferait un peu de...sang neuf! Ben, ouais, quoi, ça doit pas être jojo un corps même d'inhumain après un passage en presse, j'espère que l'Pierrot, il a pensé à s'écarter un peu sinon bonjour la facture de nettoyage! Et après? Tu crois que Gilbert Collard va se proposer pour être son avocat? Cette histoire a tout pour faire les gros titres: le jeune étudiant a-t-il été poussé volontairement dans la benne??? La suite, la suite!!! Bon j'arrête, le message c t : très beau texte!
Répondre
A
@kiki : merci beaucoup. Je suis flatté de ta visite, et que dire alors de ce commentaire...<br /> @lib : ravi de plus ou moins te surprendre encore... peut-être qu'une fois un de tous ces "je" sera le mien... ou peut-être l'a-t-il déjà été... voire un personnage que le "je" croise...<br /> @tous : merci merci merci merci... j'adore vos commentaire, et je sais vraiment pas quoi dire
L
C'est horrible. (Entends par la que c'est très bien)...<br /> Tu sais qu'à chaque début de texte, je me demande si c'est vrai ? Pis après 10 lignes, je fais la moue. Ah non, c'est son imaginaire. 'tin. On s'y croirait.  
Répondre