La croisière ça pue
Il fallait que je quitte cette usine. Je n’en pouvais plus d’être parmi ces quasi-esclaves, travaillant jour et nuit. Les gestes mécaniques des ouvrières et des enfants à qui l’on imposait le port d’un foulard devant la bouche en prétendant qu’ainsi ils étaient protégés des émanations, l’odeur âcre des produits, le bruit des machines, les cadences infernales, toute cette symphonie industrielle, me dérangeaient, m’agressaient. Je me sentais en permanence nauséeux, alors que je venais, par chance, d’être placé un peu à l’écart de l’unité de production elle-même.
J’étais à bout. Ma décision était prise : j’allais m’enfuir. J’étais si jeune, comme les autres, une vie à peine commencée, et qui semblait finie. Un interminable tunnel, sans échappatoire.
Je devais tenter ma chance ailleurs. Je n’ai parlé à personne de mon projet, faisant profil bas, jusqu’à ce que l’occasion se présente. Trop risqué d’exprimer une quelconque envie de fuite. On m’aurait eu à l’œil, et je n’aurais sans doute pas pu profiter de l'éventuelle opportunité. Il fallait être patient.
Quelques jours après que j’aie pris cette décision, la chance m’a souri. On m’a muté dans un entrepôt de stockage quelque peu éloigné de la chaîne de fabrication. Je n’y voyais plus travailler les enfants, je n’étais plus constamment abruti par le vacarme des machines et la puanteur des solvants. Cette amélioration de ma condition fut la bienvenue, mais ne suffit pas à affaiblir ma détermination.
Je partirai.
Tout était gris dans cette banlieue de Pékin : les routes, les bâtiments, les entrepôts, la terre, le ciel, les chemises et les regards des travailleurs. Même lorsqu’il faisait beau, ce qui dans l’ensemble était assez fréquent, une brume épaisse et vaguement jaunâtre plombait l’humidité ambiante, laissant une pesante impression de grisaille, que seuls égayaient les slogans peints en rouge sur les palissades. Je ne pouvais plus rester là, je voulais voir la vie en couleurs.
Un jour, alors que l’entrepôt était presque plein, des camions sont arrivés. J’ai senti que c’était maintenant ou jamais. Sans hésiter, je me suis glissé dans l’un d’entre eux, bien à l’abri des regards distraits et résignés des chauffeurs. Le doute m’a assailli à peine étais-je installé. Je ne savais même pas où allaient ces véhicules, mais le sort en était jeté.
Je partais.
Après d’innombrables heures de route, que j’ai passées dans une chaleur étouffante et les gaz d’échappements, les camions se sont arrêtés. Je n’ai pas eu le temps de réfléchir, car très vite on les a ouvert. Je me suis fondu dans la masse de marchandises sans savoir où j’étais arrivé. Une fois dehors, j’aperçus au loin les silhouettes imposantes de gigantesques bateaux. Il fallait que j’embarque, peu importait la destination.
Quelque part dans le labyrinthe multicolore des containers entassés sur les docks, j’ai trouvé une petite place parmi le fret Et j’ai attendu. Je ne sais pas combien de temps. Une heure, trois jours. Impossible de deviner. Le temps avait été absorbé par l’obscurité épaisse de cette caisse de ferraille.
Le container dans lequel je me trouvais fut embarqué sur un cargo dans un assourdissant concert de chocs métalliques, puis ce ne fut plus que le lourd ronronnement des moteurs diesels gros comme des immeubles qui me propulsaient à travers l’océan, vers mon destin désormais irréversible.
Je supportais avec peine l’odeur d’essence, d’huile et de graisse, qui émanait du fond de la cale. Tout n’était que saleté, bruits métalliques, grincements et obscurité. Je supportais tant bien que mal le léger roulis permanent, dont je sentais chaque mouvement, totalement coincé que j’étais parmi la cargaison. Hors du temps, hors du monde.
Après une éternité sombre, les nausées se sont arrêtées en même temps que les machines quelque part dans un port européen.
Le container a été chargé sur une remorque. Après quelques jours il fut déposé dans un entrepôt, puis a enfin été ouvert. Je me suis fondu parmi les marchandises, et suis monté dans un camion bâché, pour de nouvelles heures suffocantes, dans les gaz d’échappement.
Lorsque les bâches ont été ouvertes, et qu’on m’a sorti de là, je me suis retrouvé devant un grand bâtiment bleu. Je voyais la lumière du jour pour la première fois depuis des semaines. Tout était clair, propre, calme.
Personne n’a été vraiment étonné de me trouver là. J’en fus très surpris, mais rassuré. Les gens étaient plutôt accueillants. Une jeune fille blonde m’a emmené avec des dizaines d’autres, qui avaient voyagé avec moi, mais que je n’avais pas su remarquer.
Elle a rempli nos fiches, puis nous a installé. Elle était amusante, et nous parlait, nous conseillant gentiment de nous mettre en valeur, nous resterions moins longtemps paraît-il. Elle prenait vraiment son métier à cœur, se réjouissait de notre nouvelle vie. Elle partageait nos espérances, et nous encourageait. Nous trouverions quelqu’un.
Mais l’attente a repris.
Des dizaines de personnes venaient nous voir, me voir, chaque jour, les uns avec indifférence, d’autres marquant un certain intérêt. La nuit, nous nous retrouvions quasiment seuls. La gentille blonde rentrait chez elle, et nous laissait juste avec quelques gardiens. C’était dur. J’ai parfois regretté d’être parti, l’obscurité me rappelait les longues heures dans le container, et j’avais l’impression d’être toujours enfermé au fond d’une cale. Mais au lever du jour, tout s’éclairait et s’animait lentement, l’espoir reprenait.
« C’est pour aujourd’hui, je le sens. Je vais plaire à quelqu’un et trouver une famille » me disais-je presque tous les matins.
Et puis ce jour est arrivé.
C’était un lundi. Elle était brune, les yeux verts, je l’avais déjà remarquée, peu de temps après mon arrivée. Elle était revenue, et semblait ravie d’être là. Comme la dernière fois, elle m’a souri, et a amicalement posé sa main sur moi. Ca m’a réchauffé. Jamais encore on ne m’avait porté une telle attention. L’homme qui l’accompagnait avait l’air fatigué, mais gentil.
La jeune fille m’a confié à eux, puis ils ont réglé quelques formalités administratives à la sortie de l’établissement.
Ils m’ont emmené, gentiment. Je me sentais bien. La voiture a longé un lac qui m’a paru immense et qui brillait sous les derniers rayons du soleil. Nous avons longé des vignobles ocres, jaunes, orangés, qui semblaient plonger dans l’eau bleue. Installé sur le siège arrière, je me suis gavé des couleurs, de la douceur de ces paysages si différents de la banlieue industrielle fumante que j’avais quitté, si différents de ces paysages que je n’avais pas vu, parmi les gaz d’échappement, les odeurs d’huile, et de mazout, qui m’avaient accompagné lors de mon interminable voyage jusqu’ici.
Lorsque nous sommes arrivés dans ce qui allait devenir mon nouveau foyer, ils ont discuté un moment pour savoir dans quelle pièce ils allaient m’installer. Après avoir fait leur choix, enfin ce fut surtout elle qui décida, me demandant gentiment mon avis, ils m’ont laissé un moment seul.
Je me suis toute de suite senti chez moi.
Nous formions une sympathique petite famille. J’étais heureux, vraiment content d’avoir pris ce risque, d’avoir fait ce si long voyage. Je n’en revenais pas de la chance que j’avais eu.
Malheureusement, ce bonheur n’a pas duré.
A peine quelques semaines plus tard, ils ont trouvé un autre plat à fruit.
Un plat un tout petit peu plus grand, et d’une couleur qui se mariait mieux avec leur intérieur, paraît-il. Et surtout pour moins cher. D’après ce que j’ai cru comprendre, ce nouveau plat bleu ciel leur était indispensable, et un samedi, en fin de matinée, ils sont revenus avec lui.
L’après-midi même, ils m’ont déposé à la déchetterie, dans la benne réservée au plastic. Ca leur donnait bonne conscience de trier leurs déchets, mais ils se souciaient bien peu des jeunes femmes intoxiquées par les solvants sur la chaîne de montage, des enfants abrutis par la manque de sommeil, des villes industrielles et enfumées, des kilomètres dans un vieux camion, de la moitié du tour du monde dans un cargo rouillé et suintant de toutes parts, ni enfin des heures passées dans un 35 tonnes, pour quelques semaines de paix.
Dans la benne, j’ai retrouvé plusieurs de mes camarades « made in china », tout aussi neufs que moi.
Voilà où nous avait mené ce périple puant.
Au rebut.
Et maintenant que je vais être incinéré, j’ai une étrange et furtive pensée pour les yeux las de Li Yu derrière son foulard rouge, la dernière des ouvrières qui m’avaient façonné, elle qui était resté dans la brume épaisse de Pékin, mais qui aura peut-être un jour quatorze ans…
Je ne suis plus rien. Rien d’autre qu’un gigantesque et inutile voyage à travers le monde.
Je suis né dans la fumée, je finis ainsi…
« Nouvelle mauvaise » plastifiée, par Arpenteur, importateur depuis 1971
©photo arpenteur2005 - pékin, chine