Janvier rouge
Quelle journée horrible. Une de plus. Je ne me souviens même pas de la dernière fois qu’une journée n’a pas été horrible.
Il n’y a pourtant que trois semaines que je suis arrivé ici.
A Stalingrad.
C’était le 26 décembre 1942. On nous avait fait traverser la Volga au petit matin, dans une barge surchargée, sous une incessante canonnade. Les blocs de glace qui glissaient sur le fleuve frappaient la coque à intervalles réguliers, et tout aussi souvent, c’était un corps raidi que nous voyions flotter. Un corps qui nous ressemblait.
Jeune, sanglé dans un uniforme brun, les yeux emplis d’une terreur morte, bras écartés, impuissant. Comme nous tous.
Nous étions silencieux, incapables de détacher notre regard des ruines fumantes de la ville. C’étaient ces murs éventrés, ces amas de pierres informes que nous devions défendre à tout prix. « Plus un pas en arrière » avait exigé Staline. Et il avait fait en sorte que cet ordre soit respecté, que chaque soldat risque plus à reculer qu’à avancer. Des détachements spéciaux suivaient toutes les unités, avec ordre d’exécuter celui d’entre nous qui battrait en retraite.
Ce qui m’a le plus surpris, lorsque nous avons débarqué dans ce qui restait de la ville, c’est le nombre de civils qui y vivaient encore. Faméliques, en loques, ils erraient dans les ruines, risquant leur vie à chaque pas, pour trouver quelque chose à manger. Le plus souvent un rat mort.
Depuis, chaque jour a ressemblé au précédent. Le froid, la faim, la peur, la mort.
Je suis épuisé. Je ne me souviens plus de la dernière fois où j’ai dormi plus d’une heure d’affilée. J’aimerais me coucher et ne plus bouger. Mais la mort serait alors encore plus certaine qu’en allant sous le feu ennemi.
Hier, comme chaque soir, les commissaires politiques nous ont tous réunis dans le sous-sol délabré de l’entrepôt qui nous sert de cantonnement.
- Camarades, les deux traîtres que vous voyez ce soir devant vous ont reculé. Ce matin encore ils étaient pour vous des frères. Maintenant vous n’ignorez plus qu’ils sont des traîtres à la Patrie, à Staline, et au Parti. Maintenant vous le savez, et ils seront châtiés comme il se doit. La victoire de la Mère Patrie n’a pas besoin d’eux, et surtout ils ne la méritent pas.
Debout devant nous, deux jeunes soldats.
Je connaissais celui de droite. Il s’appelait Aleksandr. Un grand gaillard au visage jovial, un poitrail de taureau, sur lequel l’écriteau le désignant comme un traître qu’on lui avait attaché au cou paraissait minuscule. Quelques jours plus tôt, j’avais passé plusieurs heures avec lui, terré dans un trou, près de l’usine de tracteurs Octobre Rouge. Il neigeait. De gros flocons paresseux, et des éclats d’obus. Et pendant des heures, grelottant, nous avons attendu de pouvoir sortir de ce trou, et rejoindre notre unité. Il m’avait encouragé. Il était solide, prêt à tout pour survivre, et retourner dans son village de l’Oural, près de Ekaterinburg. Son optimisme m’avait réchauffé, le corps et l’âme, et grâce à lui, je n’avais pas succombé au sommeil, qui m’aurait été aussi fatal qu’une balle de Mauser entre les deux yeux.
Son visage noirci de poussière et de suie était strié des lignes blanches qu’y traçaient ses larmes. Le Commissaire politique riait des sanglots qui faisaient vaciller ce solide paysan, tout en continuant l’habituelle et interminable diatribe politique dont nous n’avions que faire. Nous voulions juste survivre. Dormir, et survivre.
Puis il a pointé deux personnes parmi nous, qui devraient exécuter la sentence. Irina a été choisie, et a dû se placer derrière Aleksander.
Elle pleurait autant que lui, et je me demandais lequel des deux allait s’effondrer en premier.
Elle était belle Irina. Belle comme les blés infinis qui ondoient dans la légère brise au soleil couchant, belle comme le Lac Baïkal un matin de printemps, belle comme les chants de mon grand-père, qui s’accompagnait de son vieil accordéon assis devant son isba aux encadrements de fenêtres si délicatement ciselés.
Il a fallu que l’officier répète deux fois son ordre pour qu’elle trouve la force de tirer dans la nuque d’Aleksandr. Quand son visage a explosé et qu’il s’est effondré, elle est tombée sur ses genoux et son hurlement nous a glacé le sang. Le commissaire politique a quitté la pièce sans un mot.
Je suis allé dans mon coin, et je me suis allongé sur le sol. Recroquevillé, fixant dans la pénombre un reste de peinture sur le mur devant moi, je tremblais de tout mon être, de froid, de peur, de désespoir, et malgré la fatigue, une fois de plus je n’ai pas trouvé le sommeil. Le bruit était assourdissant, comme si la bataille avait lieu dans ce sous-sol. Le combat était permanent et partout, nous étions devenus indifférents aux détonations.
Ce matin, quand nous sommes montés vers l’enfer, par un petit escalier sombre, nous avons dû enjamber le corps d’Irina, le canon de son fusil encore dans sa bouche.
Je n’ai même pas été triste. Et ça m’a terrifié.
Plus que tout ce que j’avais vécu jusque là.
Dans le vent glacé et le brouillard, nous n’entendions rien d’autre que des coups de feu, et le bruit des corps qui tombent, l’un après l’autre. L’ennemi était partout et nulle part. Nous courrions droit devant nous sans savoir où nous allions. J’ai sauté dans un énorme trou d’obus. Au fond, 4 hommes, allongés sur les pans de leur tombe circulaire. Deux allemands, et deux camarades. Ils étaient tellement semblables. Tellement jeunes, sales et maigres tous les quatre. Tellement loin de chez eux. Tellement morts. J’étais accroupi au milieu d’eux, et j’ai pleuré.
Ca m’a rassuré de parvenir à pleurer. J’ai pu pleurer Irina aussi, et j’ai pris conscience que si je restais un jour de plus dans cette ville maudite, je deviendrai un monstre. Je serai pire que ces rats obèses repus des 5'000 nouveaux cadavres qui quotidiennement venaient grossir leur garde-manger.
Alors je me suis levé. Tranquillement, je suis sorti de ce trou, et j’ai marché dans le blizzard. Je n’avais plus peur. J’étais toujours un homme, et je rentrais chez moi.
L’officier politique Ploutochenko a été surpris de me voir arriver près du poste sanitaire.
- Tu es blessé, camarade Boris ? m’a-t-il demandé avec empressement.
- Non, pourquoi ?
- Alors que fais-tu là ?
- Je rentre chez moi. Sur les rives du Baïkal. On m’attend.
Il m’a giflé avec force, et ma chapka est tombée sur le cadavre d’un enfant, à qui quelqu’un avait déjà volé tous ses vêtements.
Il m’a insulté, longuement sans doute, puis m’a enfermé dans une cave. Il a donné mon arme à un adolescent, lui promettant un repas chaud, si j’y étais encore le soir venu.
Au moment où la porte s’est refermée sur moi, j’ai pris conscience que je ne reverrai jamais plus l’immense Baïkal. Je ne voulais pas déserter, je ne voulais pas abandonner mes camarades. Je ne me souvenais même plus de ce qui m’avait fait reculer. Je voulais vivre, me battre. J’ai hurlé à travers la porte mon instinct de survie déguisé en profession de foi soviétique, mais je savais qu’il était trop tard.
Je ne voulais pas qu’on me mette cette pancarte autour du cou, je ne voulais pas qu’un camarade me fasse sauter la tête, pour l’exemple.
Mais maintenant la nuit est tombée, et l’adolescent m’emmène, guidé par Ploutochenko. J’ai peur. Peur d’avoir mal, peur de mourir, peur du regard de mes camarades. Ils doivent me haïr. Non pas de les avoir abandonnés, car ils en rêvent tous. Mais parce que l’un d’entre eux va devoir me tuer. J’écoute en tremblant la morale routinière du commissaire politique, et au moment où il désigne Alexeï pour m’exécuter, je m’évanouis, et je m’effondre sur le sol défoncé.
Lorsque j’ouvre les yeux, je suis assis au soleil, au pied d’un grand pin. Ca sent la forêt au printemps, l’air est doux, moelleux, accueillant. A mes pieds l’étendue infinie et translucide du Lac Baïkal. A ma gauche, mon père, me regarde en souriant, fredonnant doucement un chant traditionnel de sa voix éraillée, la bouche serrée sur une cigarette jaunâtre, sa canne à pêche à la main. De l’autre côté, Maman, en train de faire sécher sur le feu les derniers omouls qu’on a attrapés.
- Oh Maman ! Tu es là ? Je me frotte les yeux. Le soleil m’agresse, j’ai mal, je suis fatigué, j’ai la bouche pâteuse.
- Ben oui que je suis là. Où veux-tu que je sois ? Ca va pas mon garçon ?
- Si, si, ça va…
Je me sens vaseux. Autour de moi tout est paisible. Délicieusement agréable. Cette paix contraste avec la tempête qui me ronge encore les entrailles. Mon cœur bat la chamade. Une terreur sourde me vrille l’estomac. Un peu plus loin, je vois le port, et la fumée qui s’échappe du chantier naval. Plus haut sur le flanc de la montagne, j’aperçois la maison de Svieta. Je sais qu’elle est là, dans le champ de ses parents en train de ramasser les pommes de terre. Ce soir on se retrouvera près du lac. Ce sera doux. C’est toujours doux avec elle.
Maman sourit. Je me sens bien. Ca sent un peu le brûlé, le feu de maman…
- Attention Maman, les omouls vont être trop grillés.
Elle sourit encore.
- Si tu ne dormais pas, tu pourrais m’aider. Il nous faudra plus de poisson pour le marché de demain. Et tu crois que Svieta voudra d’un dormeur ?
- Oh ne t’inquiète pas, je ne veux plus dormir. J’ai fait un cauchemar horrible, incroyable. Si tu savais comme je suis soulagé. Je ne m’endormirai plus jamais.
- Mais mon pauvre enfant. C’est maintenant que tu dors. Tu rêves. Il faut te réveiller, une dernière fois. Il est temps.
Et des larmes dans les yeux, elle s’est mise à me gifler avec force.
- Réveille toi infâme petit traître ! Aie au moins la dignité de mourir debout, et de faire face tes camarades que tu as lâchement abandonné face à l’agresseur…
Ploutochenko m’a giflé encore une fois et craché au visage, puis il m’a fait me lever à coups de bottes. Je me suis retrouvé face à Alexeï.
- Je ne t’en veux pas, je sais que tu n’as pas le choix. Fais vite, je t’en supplie.
Je me suis retourné face aux autres. Résignés, tout comme moi.
Et tout est devenu noir…
« Nouvelle mauvaise » cauchemardesque, par Arpenteur, déserteur depuis 1971
(c)photo arpenteur2005 - ulan-bataar, mongolie