Des caddies et des hommes

Publié le par Arpenteur

Dans un supermarché, le samedi matin qui suit le vendredi de la paie, il est plus dur de faire avancer son caddie que de trouver une place pour le prochain concert des Beatles au complet. En plus de l'affluence, ce qu’il y a de différent le samedi, au regard du reste de la semaine, c’est que les hommes, ils ont congé. Alors il y en a un peu plus ce jour-là, même beaucoup plus.

Il y a celui qui est pressé, qui ne prend même pas de caddie, pour mieux pouvoir se faufiler dans les allées, comme une vespa dans les carrefours aux heures de pointe, en narguant ces couillons dans leurs bagnoles. Il a la quarantaine, n’est pas très bien rasé, a le regard dur et fermé, et semble agressif. Il fait dans l’alimentaire. Le mâle qui retrouve son instinct et chasse pour se nourrir. Il est là pour remplir le plus vite possible son frigidaire, histoire de passer la semaine, soit que sa femme est malade, ou bien il (sur)vit seul. On le trouve surtout près des produits surgelés, et des plats pré-cuisinés. Et à la caisse, il change entre 4 et 5 fois de queue (de file, pas sa queue, non, il y tient trop), calculant mentalement le contenu des caddies qui le précèdent, le rendement de la caissière, et le potentiel d’efficacité des clients devant lui : ont-ils une carte de crédit ? de la petite monnaie ? des bons de réduction ? ont-t-ils étiqueté tous leurs légumes, etc. ? En principe, l’homme pressé prendra finalement la queue la plus longue (ce qui le flatte, inconsciemment), puisque Murphy n’a pas congé le samedi, lui. Par conséquent, à éviter. 

On trouve encore celui qui est fatigué. Il a la cinquantaine, et une moustache. Il a bossé toute la semaine sur un chantier, ou dans une usine. Il est là pour faire de l’utilitaire. Madame lui a fait mettre son plus joli chandail, et il a été contraint, par solidarité, ou pour pouvoir baiser ce soir, de la suivre, bien qu’elle soit déjà venue faire les commissions trois fois cette semaine, il lui manque encore quelque chose. Il pousse docilement le caddie, derrière elle, sans un mot, le regard vide. Parfois, il se fait distancer légèrement, parce qu’un homme pressé lui coupe la route. Alors sa femme se retourne, et on entend un « Eh ! » agressif. Alors l’homme fatigué lève ses yeux tristes, lui fait un signe de tête qu’il veut enthousiaste, et reprend son chemin de courses. A aucun moment il n’a le choix de ce qui rentre dans le caddie. De temps en temps, il croise un de ses semblables. Ils échangent un regard abattu, et se sentent moins seuls. A la caisse, il tend docilement à sa femme ce qu’il extrait du caddie de ses grosses mains rugueuses, et elle les dispose sur le tapis roulant. Elle lui dit de faire attention c’est fragile. Il pousse le caddie vide, puis il sort son porte-feuille usé, débordant de factures, et il paie. 

Il y a celui qui vit enfin seul, avec ses premiers salaires après les études. Il a la fin de vingtaine, porte jeans, paletot et baskets. Il se balade fièrement en poussant son propre caddie, assumant totalement sa « métrosexualité ». Il sait qu’un homme qui fait les courses est bien vu par les femmes. Il traîne longuement dans le rayon bio, ou produits frais, comme s’il était au marché, appréciant et tâtant la marchandise, de préférence étiquetée « commerce équitable », d’un air connaisseur, même s’il sait que tout cela finira par moisir chez lui, car il n’y est jamais. Entre le travail, les amis, les sorties, comment pourrait-il cuisiner. En général, il ne va pas dans les grandes surfaces, mais de temps en temps il aime y faire ses courses. Ainsi, il se sent proche des gens et les observe. Parfois, il échange quelques mots avec la dame devenue vieille qui était sa voisine dans le quartier de son enfance. A la caisse il est poli et jovial, espérant ainsi adoucir la journée de la caissière dont le travail abrutissant et avilissant, le dérange. Mais quand il sera sorti, il aura oublié.

Il y a la jeune famille. La petite dernière assise dans le caddie poussé par papa qui lui fait des grimaces. L’aîné court dans les allées pendant que maman tourne et retourne dans ses mains une liste longue comme l’annuaire téléphonique de Shanghai. « Regarde ce qu’il fait va le chercher s’il te plaît. Si c’est pour pas m’aider, pas besoin de venir tu sais ». Et l’homme papa va chercher son fils, essayant de le calmer sans crier, sans se faire remarquer dans la foule. Quand sa femme lui demande s’il préfère ceci ou cela, ça lui est égal, et elle ça l’énerve. Il n’entend pas, mais elle marmonne en cherchant des yahourts 0% en action. Il aimerait surtout rentrer, et se dit que se serait plus simple que l’un d’eux aille faire les courses seul et que l’autre garde les enfants. Tout le monde y gagnerait : moins d’énervement et un peu plus de temps pour d’autres choses ensemble. « Mais non, on fait déjà si peu de choses en famille », lui dit-elle tous les samedis quand il essaie d’organiser ça différemment. Alors il vient avec elle, pour l’aider. Il l’aime. A la caisse, elle le laisse tout seul, car elle a oublié quelque chose. Il a peur, lui dit de ne pas faire trop long, de ne pas traîner « comment je vais faire moi, tu as vu comme la file avance vite ? ». « Tous les jours, je gère ça toute seule moi », et elle s’en va. Aux aguets, le regard terrifié, il tente de maîtriser sa panique et les enfants, espérant que la caissière ne sera pas efficace, et que sa femme revienne à temps.

Et à la sortie, en se remettant au volant de leur 4x4 rutilant, de leur Subaru rouillée, de leur vélo, ou de leur Espace familial, ils retrouvent leur rang. Tous apprécient alors la chance de ne pas être une femme, avec une admiration qu’il n’avoueront jamais. Maintenant sur la route, ce sont eux les chefs. 

Jusqu’au retour à la maison… 

« Coup d’œil » embouteillé, par Arpenteur, pousse-caddie depuis 1971

(c)photo arpenteur2006

Publié dans Coup d'oeil

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A
C'est excessivement juste tout cela!
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R
Très bien vu. Par contre, personnellement je combine le "fin de vingtaine" avec le premier qui se passe de Caddie, à quoi j'ajoute le choix de la caisse pour l'humeur que m'inspire son hôtesse...non, bon pour sa poitrine, quoi, OK, c'est bon...(Ah, et mes légumes ne pourrissent pas, non plus...)
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Y
Tellement vrai et bien observé. Et tellement bien  écrit aussi !
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D
grandiose !<br /> pour ce qui est des vieux et de leur carte U on peux rajouter ceci :<br /> http://www.dailymotion.com/video/xrjsq_groland-le-complot-des-vieux
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S
Non non non, jamais le samedi, JA-MAIS ! Z'êtes fous ou bien ?
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