Couverture chauffante

Publié le par Arpenteur

En feuilletant cet atlas du début du siècle précédent sur l’étal du bouquiniste, Christophe n’arrivait pas à oublier l’étrange sensation que lui avait procuré l’ouvrage qu’il venait de reposer. Il tournait avec soin des pages qui, en craquant légèrement, lui révélaient les gravures en noir et blanc de cartes de pays qui n’existaient plus. Pourtant il savait déjà qu’il achèterait l’autre livre.

Il recula de quelques pas le long du présentoir bancal abrité par une épaisse bâche verte, que le marchand installait tous les mercredis à l’extrémité de la Rue du Marché. Il reprit en main la couverture rigide et habillée d’un cuir brun et usé. A nouveau, il eut l’impression étrange que de la chaleur s’en dégageait. Il ne leva pas les yeux vers le vendeur au visage troublé par la fumée de son cigare, que la visière de sa casquette gavroche emprisonnait, assombrissant encore son regard mystérieux comme un grimoire.

-          Ah ben il était temps. J’pensais jamais l’vendre c’lui-ci. Ca fera 10 euros, machouilla le bouquiniste autour de son cigare.

Christophe le paya avec le sentiment de franchir un interdit, comme un adolescent qui ose son premier magazine « pour homme ».

Il glissa le livre sous sa veste pour le protéger de la pluie qui commençait à tomber, mais d’une certaine façon, et pour des raisons qu’il ne comprenait pas, il voulait aussi le cacher. Submergé par l’impatience, il s’arrêta toutefois une cinquantaine de mètres plus loin, sous un abribus. Appuyé contre une grande affiche vantant les bienfaits magiques et protecteurs d’une marque de préservatifs, il commença à lire.

3 mars 1973

Je suis né hier. Ce fut une journée plutôt agitée, et j’avoue que je n’ai pas tout compris. Après une petite baignade, j’ai fait brièvement connaissance avec mes parents, avant que l’assistante de la sage-femme ne m’installe dans la nurserie parmi une vingtaine d’autres berceaux. Aujourd’hui, je vois de temps en temps mon père, mes grands-parents, et ma tante, qui se battent en me pointant du doigt, chacun essayant de prouver à l’autre que je suis dans tel berceau et non dans tel autre. Je vois mon parrain qui me fait coucou avec un air béat, et qui va laisser une grosse trace graisseuse sur la vitre tellement il y appuie son nez. Ca lui fait vraiment une tête bizarre, et j’espère pour lui qu’il n’est pas tout le temps comme ça.

Statistiquement parlant, on m’a donné le prénom le moins original de l’année. Soit. De toute façon, je ne peux rien y faire. Et là, ce que je veux, c’est manger et dormir. Dans l’ordre. Je n’ai donc qu’une seule solution, me mettre à crier.

Christophe referma le livre en souriant, après avoir constaté avec étonnement qu’il n’avait pas de titre, et que le nom de l’auteur n’y figurait pas. Puis il le fourra sans sa sacoche, et repris sa route.

Il pressa le pas, autant pour ne pas se laisser tremper par la pluie froide de ce mois de novembre qui commençait, que pour arriver au plus vite chez lui. Il espérait qu’il y serait seul. En principe, le mercredi Marielle devait être au cours de gymnastique avec leur petite Laure. Il pourrait alors tranquillement se plonger dans cette lecture, dont il sentait à travers son sac, la brûlante attirance battre contre sa hanche.

Il n’y avait personne à la maison. Toutefois, plutôt que de s’installer dans son canapé au salon, Christophe alla dans son bureau, et se contenta de son inconfortable chaise à roulette. Il ne voulait pas être dérangé lorsque sa famille rentrerait. Ce livre, il le savait, devait se lire seul. Comme tous les journaux intimes.

Ce besoin urgent de le découvrir l’étonnait, l’agaçait presque. Il avait toujours détesté les journaux intimes. Il n’en avait jamais tenu, et il se souvenait avoir été particulièrement moqueur, presque méchant, lorsque Marielle lui avait avoué qu’elle conservait encore quelque part celui qu’elle avait rédigé pendant ses années de lycée.

Page après page, il avançait rapidement.

14 février 1980

Ce soir, papa m’a laissé me coucher un peu plus tard, et on a regardé ensemble la descente des Jeux Olympiques d’hiver. C’est à Lake Placid, quelque part en Amérique, et ça faisait drôle de voir de gens skier en plein jour alors qu’ici il faisait nuit. Il m’a expliqué encore une fois que la terre est une boule qui tourne, que le soleil est comme un lampe, et que lorsqu’il fait nuit quelque part, ailleurs il fait jour. Mais je ne comprends pas tout. Il a essayé de me montrer avec une orange et une lampe de poche, mais il a tout fait tomber, ce qui a renversé le thé de maman. Je me suis  moqué de lui parce qu’il est toujours maladroit et que pour une fois ce n’était pas moi qui faisait une bêtise. Maman, elle était plutôt fâchée. Pas vraiment à cause du thé renversé, mais, à ce que j’ai compris c’était la faute d’un certain Valentin, et que papa aurait dû les inviter au restaurant, et qu’il aurait au moins pu faire un effort aujourd’hui. Ce Valentin, je sais pas qui c’est, moi, mais je l’aime pas. 

Après la course, on était triste parce qu’on n’a pas eu de médaille, mais moi j’étais content parce que j’avais pu faire comme les grands.

Tournant les fines pages avec soin, Christophe découvrait peu à peu une histoire qui étonnamment le passionnait, l’emportait. Il n’entendit pas sa femme l’appeler pour le dîner, et sursauta quand elle ouvrit brusquement la porte de son bureau pour venir le chercher.

-          Tu fais quoi ? Ca fait 10 minutes que je t’appelle. Ca va être froid.

-          Rien. Je lis, répondit-il avec le sentiment d’être pris en flagrant délit, sans savoir de quoi.

-          Et lire ça rend sourd ? On aura tout vu. Aveugle je veux bien, mais sourd, on ne me la fait pas. Allez, viens maintenant, dépêche-toi.

Christophe glissa le petit livre sous une pile de factures, et sortit de son bureau.

Après un repas très silencieux, pendant lequel il fit des efforts pour paraître présent, et participer un minimum à la conversation, il alla dans sa chambre dès qu’il eût bordé la petite Laure, ce qu’il fit bien plus rapidement que d’habitude, malgré lui.

Allongé sur son lit, il résista quelques instants, pour la forme, faisant tourner son bouquin entre ses mains. Il était chaud, c’était certain. Et il reprit sa lecture. Presque jour après jour, sans interruption, une vie entière défilait devant ses yeux.

2 mars 1986

Cet après-midi, j’ai pu inviter des copains à la maison, pour mes treize ans. On s’est bien marré. Mais lorsque Maman est venue nous apporter le gâteau avec les bougies, sur lequel il était écrit « Bon anniversaire Christophe », c’était trop la honte. Je lui avais dit que je ne voulais pas de gâteau comme ça, et surtout pas avec des inscriptions comme pour un bébé.. Ca m’énerve qu’on ne m’écoute jamais. J’ai rien mangé et je suis parti dans ma chambre. Elle tapait contre la porte en disant que ce n’était pas poli de laisser mes invités en plan, mais au point où j’en étais, ça aurait été encore plus la honte de ressortir. Alors je suis resté, et j’ai feuilleté mes atlas.

Ils vont bien se foutre de ma gueule demain à l’école. Cette nuit c’est sûr, je dors avec la fenêtre ouverte et sans couverture. Avec un peu de chance je tomberai malade.

Les pages tournaient vite, presque toutes seules. Le cœur de Christophe battait dans sa poitrine avec une violence inouïe. Il était comme hors d’haleine. Essoufflé par la lecture. Jamais encore un livre ne lui avait procuré ce genre de sensation.

Il n’eût pas le temps de trouver ça ridicule, car Marielle arrivait. Précipitamment, il éteignit la lumière, et cacha le livre sous le matelas. Ce geste, comme tout ce qu’il venait de lire, lui rappela bien des souvenirs.

Il se souvenait très bien de cet adolescent qui cachait des trucs sous son matelas, et qui vexé par le gâteau d’anniversaire de ses treize ans, s’était enfermé dans sa chambre ; il était présent ce jour-là.

Le lendemain matin, il partit travailler, mais n’alla pas jusqu’à son bureau. Il se rendit dans un autre quartier, et arpenta les rues pour trouver un café tranquille. Il voulait être seul, ne surtout pas être dérangé. Il ne prit pas le temps d’apprécier le charme désuet de ce bistro de quartier, au parquet centenaire et grinçant, ni la beauté patinée des tables de bois usées par les milliers de tournées partagées depuis presque deux siècles.

Il s’installa sur le banc en coin, à la table la plus éloignée du comptoir. Avec un mélange d’impatience et d’appréhension, Christophe ouvrit lentement le livre. La couverture craqua doucement, et pour la première fois, il remarqua que les pages n’étaient pas numérotées. Il le feuilleta une nouvelle fois avec application, prenant toutefois bien soin de ne rien lire. Puis il atteint la date affichée sur le journal du jour, qui était posé à côté de son café crème.

10 novembre 2007

Hier, je me suis acheté un livre. C’était bizarre. Je ne voulais pas l’acheter, mais c’est comme s’il m’avait appelé. Je sentais que je n’avais pas le choix. Quand je suis arrivé à la maison, j’ai immédiatement commencé à lire. Rien n’aurait pu m’en empêcher. Marielle m’a reproché mon air absent pendant le repas. J’ai prétexté un problème professionnel et une grande fatigue, et suis allé me coucher tôt, la laissant seule devant la télévision, et me sentant coupable d’avoir bâclé la mise au lit de Laure. Plus j’avançais dans ma lecture, plus le héros de ce livre me semblait familier. Et c’est peu dire. C’était moi.

Moi et personne d’autre.

C’était le journal intime que je n’avais jamais écrit.

Quand j’ai entendu Marielle venir se coucher, j’ai éteint la lumière, et j’ai fait semblant de dormir. Mais je ne parvenais même pas à fermer mes yeux, au sens propre. Sous le matelas, il y avait mon livre, ma vie. Quelqu’un avait écrit tout ça, savait tout de moi. Je scrutais pendant des heures l’obscurité comme si j’avais pu y trouver une explication. Comment était-ce possible ? C’est totalement irréel cette histoire. Soit je suis totalement amnésique, mais je me souviens parfaitement de ne rien avoir écrit de la journée, ni de ma vie. Soit c’est de la sorcellerie.

Je n’ai pas dormi une minute.

Je ne suis pas allé travailler. J’ai marché jusque dans un autre quartier, je me suis caché au fond d’un café, et j’ai sauté quelques pages, jusqu’à la date d’aujourd’hui. Et je n’en ai pas cru mes yeux.

Il laissa tomber le livre sur la table. Puis il leva une main tremblante à l’adresse du tenancier, qui s’approcha.

-          On est quel jour ?

-          Jeudi, lui répondit le patron, l’air déçu qu’il ne commande pas autre chose.

-          Oui, ça je sais, mais quel jour ?

-          Ben le 10. Le 10 novembre. C’est marqué là.

C’était bien le journal d’aujourd’hui.

Et juste à côté, c’était son journal d’aujourd’hui.

Christophe gardait les yeux fixés sur le cuir élimé de la couverture. Il se frotta vigoureusement le visage avec les mains, mais le livre était encore là. Et lui était toujours dans ce bistrot inconnu et presque désert qui sentait le café et la fumée froide.

Il se pencha lentement sur le côté, et examina la tranche du livre. Il n’osait pas le rouvrir, pourtant, il voulait savoir. Il devait savoir si ce qu’il venait de lire c’était plutôt vers le début, le milieu, ou la fin ?

« A quoi bon, se dit-il enfin, de toute façon, certains jours sont racontés sur plusieurs pages, d’autres en quelques lignes, et d’autres pas du tout. Ca ne m’avancerait à rien ».

Il recula de quelques pages. De quelques jours. Et encore une fois c’était le roman de sa vie qu’il lisait. Et il en était l’auteur.

Etourdi par cette hallucinante situation, il fut ramené au présent par son téléphone qui vibrait sur la table, entre le «Temps quotidien » et le livre, entre le présent et le passé. C’était Marielle. Après avoir longuement hésité, il répondit. Forcément, il n’osa pas lui parler de ce qu’il avait découvert, et elle s’emporta de savoir qu’il n’était pas allé travaillé, se demandant bien évidemment avec qui il était.

« Je suis avec moi » eut-il envie de crier, « rien qu’avec moi. Totalement moi. Tout moi… ».

Mais il renonça à argumenter, et abrégea la conversation.

Toujours assis dans le coin du bistro, son esprit était balayé par une tornade de pages non numérotées, de dates, et de souvenirs oubliés, nouveaux, ou encore bien présents. Il finit par se dire qu’il n’y aurait pas de mal à découvrir un peu de son avenir, et à essayer de faire mentir le livre. Il avança de quelques pages.

23 novembre 2007

Je n’en peux plus de ce livre. Treize jours. Treize jours que j’essaie de l’oublier, mais sa présence me brûle. Quelle étrange sensation. A chaque fois que j’essaie de lire le futur, la peur me retient. La peur ou l’instinct. Que vais-je y découvrir ? La mort de mes proches ? Le viol de ma fille ? L’infidélité de ma femme ? La mienne ? Me verrais-je tomber gravement malade ? Faucher un enfant sur un passage clouté ? Vais-je devenir un héros, un psychopathe, un grand-père gâteau-gâteux, un vieux beau courant la jeunette, une sale con aigri, ou vais-je tout planter pour faire le tour du monde à pied ?

J’ai parlé de tout ça, sans évoquer le livre lui-même, avec quelques amis. Les avis sont partagés. Est-ce mieux d’ignorer l’avenir ou pas ? Devrait-on connaître le jour de sa mort ? Le jour de la mort de ceux qu’on aime ? Cas échéant, le leur dire, ou pas ?

Je sais que lire mon avenir serait une torture quotidienne. Mais l’attraction de ces pages mystérieuses est si intense que je ne parviendrai pas à y résister éternellement. Je le sais. Un jour je craquerai.

Ce matin, une nouvelle fois, j’ai essayé de me débarrasser du livre. Je l’ai abandonné dans le tram. Un jeune garçon a sauté du wagon juste avant que les portes ne se referment, pour me le rapporter : « Attendez Monsieur, vous oubliez votre livre. Il a l’air vieux, j’ai pensé qu’il avait beaucoup de valeur. ». Je ne sais pas s’il le pensait ou s’il espérait une récompense. Je l’ai remercié, mais je n’avais qu’un envie : hurler de rage. « C’est bizarre, il est chaud » m’a-t-il dit. Je lui ai répondu que c’était normal car ce qu’il y avait dedans, c’était l’enfer. Il m’a regardé avec l’air de celui qui regrette d’avoir rendu service, puis il a tourné les talons.

Christophe savait que tout cela se réaliserait. Au mot près. Et qu’il ne pourrait pas l’influencer.

Il essaya pourtant, en quittant le café, de retourner au travail, pour faire mentir le livre. Mais quand il avait appelé pour annoncer son retard dû à une subite maladie diplomatique de sa fille, on lui avait répondu qu’il était inutile de venir. Une fuite d’eau rendait pour le moment tout travail impossible. Tout le personnel était rentré. Mieux valait ne revenir que le lendemain.

C’était exactement ce qu’il avait lu à la fin du chapitre 10 novembre 2007 : « En sortant du café, je suis rentré directement à la maison, plutôt que d’aller travailler. J’avais voulu faire mentir le livre. Ca n’a pas marché. Je me suis enfermé dans le bureau, et j’ai repensé à l’avenir que j’avais lu, pas loin, juste un peu, au hasard. Le 23 novembre. Dans 13 jours. »

Ce livre était comme tous les livres. Il racontait une histoire, et une seule histoire. Une histoire immuable. En cours de lecture, il est impossible d’en modifier le contenu.

C’est écrit.

Voilà que cette expression prenait tout son sens pour Christophe.

Il était maintenant clairement conscient qu’il lui fallait se débarrasser du livre. Par n’importe quel moyen, et le plus vite possible. Mais il ne pourrait pas le faire avant le 23 novembre, il en était certain.

Pour s’assurer de résister à la tentation de son futur jusque là, il passa un morceau de chaîne autour de son enfer de papier, qu’il cadenassa et puis il alla déposer le tout dans son casier personnel, à la réception de son club de sport. Il garda la clé sur lui. La clé et le livre séparés, il se sentit quelque peu soulagé. Pourtant il savait que ce qu’il venait de faire était décrit avec précision sur la page du jour.

Et l’enfer continua.

Lui qui n’avait jamais pensé à l’avenir, qui avait vécu en se laissant très souvent porter par ses envies et ses émotions, plus ou moins au jour le jour, se trouvait maintenant complètement obsédé par le futur.

Quoi ?

Quand ?

Comment ?

Qui ?

Quand ?

Quand ?

Quoi ?

Quand ?

Quand ?

Quand ?…

Obsédé par ce qu’il n’avait pas lu.

Le reste, il le connaissait maintenant mieux qu’il ne l’avait jamais imaginé.

Tout.

Il savait tout de ses sentiments, de ses émotions, depuis le jour de sa naissance. Il connaissait la sensation ressentie lors de ses premiers pas, de ses premiers mots. Il avait découvert la fierté d’être propre, de savoir écrire son nom, mais aussi l’angoisse de son premier jour d’école quand il ne pouvait pas lâcher sa mère, la culpabilité lorsqu’il mentait pour éviter les cours de piscine, disant à ses parents qu’il avait exceptionnellement congé, et la honte ressentie lorsqu’il avait accompagné des amis dévaliser la réserve d’un kiosque restée ouverte.

Il s’était tellement replongé dans sa vie, qu’il en était englué. Encrassé. Lourd. Epuisé. Aigri. Aigri de découvrir qu’il n’avait jamais rien choisi. Et qu’il ne choisirait jamais rien.

Accablé par le poids cumulé du passé et du futur, il devint invivable. Il le savait. Et les reproches de sa famille ne firent qu’aggraver les choses. Ils ne pouvaient pas comprendre de toute façon. Ils voudraient voir. Christophe en était certain. Il devait se taire.

Ce jour-là, en rentrant du club de sport, il laissa volontairement le livre dans le tram. Il devait le faire. Car sinon, pour une raison ou pour une autre, ce serait un oubli involontaire, réparé rapidement par la bienveillance du jeune garçon.

Tout se passa exactement comme il l’avait lu. Le livre avait raison. Encore.

De retour à la maison, il alluma un feu de cheminée, et s’assit sur le canapé. Il sentait la chaleur du livre posé sur ses genoux.

Il rassembla toute la volonté dont il pouvait faire preuve, et descella le cadenas d’une main tremblante. Il caressa délicatement la couverture, qui lui semblait encore plus chaude que dans son souvenir. Il l’ouvrit. Pas tout à fait au hasard, puisqu’il veilla à ne pas l’ouvrir sur le futur.

17 juin 2002

Réveil à Datong, km 7483, déjà au cœur de la Chine. La ville apparaît grise sous une épaisse couche de brume, malgré le soleil. Dès que nous la quittons, nous constatons que le paysage a changé. Des bouleaux sur une terre sèche, de temps en temps cultivée, et au loin, des petites montagnes rases. Un homme pousse un vélo triporteur surchargé sur une route de terre.

Durant la nuit, nous avons franchi la Grande Muraille de Chine avec la facilité de l’envahisseur moderne. Nous devrions encore l’apercevoir quelques fois sur notre route. Il reste 360 km jusqu’à Pékin, destination finale de cet étonnant périple ferroviaire de 8000km, à travers un quart de la planète.

Les voies traversent maintenant d’interminables cultures de ce qui semble être du maïs, entrecoupées de rangées de bouleaux. Çà et là, quelqu’un, accroupi, travaille cette terre. Les villages que nous croisons sont entourés de murs de briques beiges à hauteur d’homme. Les maisons que nous y apercevons sont couvertes de toits en tuiles rouges, aux avant-toits relevés. En fait, chacune d’entre elles est entourée d’un mur de brique, ce qui fait qu’il est impossible de distinguer l’intérieur des villages. Sans doute un reste de la passion des chinois pour les murailles.

Nous progressons ensuite sur les flancs d’une vallée au fond de laquelle coule lentement une rivière paresseuse, dont les affluents asséchés ont creusé autant de petits canyons dans cette terre friable.

Puis ce sont à nouveau des cultures. Au bord des champs, parfois un vélo, et plus loin un chapeau de paille pointu, sous lequel quelqu’un s’affaire. Des charrettes, tirées par des ânes noirs côtoient quelques rares voitures, signe que nous approchons d’une ville.

Il était plutôt bien tombé. Les images qui défilent derrière la vitre, les odeurs du train, tout lui revint en mémoire avec violence. Mais il interrompit sa lecture. C’en était trop. Il aurait voulu garder le passé, s’en faire un album de mots. Mais il n’avait pas le choix. Ce livre était ensorcelé, et il était en train de prendre possession de son âme.

Et contre la sorcellerie, il n’y avait qu’une seule solution.

Les larmes aux yeux, il regarda le feu de cheminée. Jamais il n’avait pensé qu’il en arriverait là un jour.

Détruire un livre.

Il se sentait terriblement gêné, honteux. Mais il n’avait pas d’autre issue. Il ne voulait pas savoir. Il ne devait pas savoir.

En soupirant, il jeta le livre, qui atterrit parmi les bûches et souleva une nuée d’étincelles. Prestement, il referma la porte vitrée de la cheminée. Les flammes entouraient sa vie avec une certaine délicatesse, comme si elles hésitaient à la dévorer. Puis lentement, la couverture de cuir bascula, et le livre s’ouvrit.

Dans un réflexe absurde, Christophe eût juste le temps de lire :

« pas que c’était possible. Et pourtant. Elle est morte. Et c’est moi qui l’ai tuée. Elle aussi… » avant que la page ne s’enflamme.

Il n’avait pas vu la date.

Il hurla, sans savoir si c’était un cri de soulagement ou de colère qui lui brûlait les entrailles.

« Nouvelle mauvaise » au jour le jour, par arpenteur, voyant depuis 1971

(c)photo arpenteur2007 - barcelone

Publié dans Nouvelles mauvaises

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M
Un peu bluffée. Non seulement c'est bien écrit, mais en plus le sujet ne peut nous laisser indifférent : ça en appelle à des sentiments ambivalents : celui de tout vouloir connaître, et en même temps celui de se laisser une part de "possible" dans un futur a priori tout tracé. Et ça fait toujours peur de découvrir qu'on peut être un monstre, sous des dehors banals et communs...
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A
J'ai adoré, elle m'a fait penser à une nouvelle de Neil Gaiman je crois, au début de son recueil "miroirs et fumée". Tu l'as lue ?
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A
@tous les nouveaux commentateurs : merci beaucoup de votre visite, et ravi de voir que vous avez pris du plaisir.<br /> @anna : aois la bienvenue, et merci d'avoir "adoré". Par contre, non, je ne connais pas Neil Gaiman, mais je vais y penser. Merci du tuyau.
B
Sacrée famille
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M
Superbe d'écriture... et de trouvailles. Bravo. Moi aussi, comme les autres, je suis restée "scotchée" et impatiente de découvrir la fin. Comme le reste elle est à la hauteur ! Merci pour cette lecture passionnante.
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B
La lecture est-elle dangereuse ?
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