Les fleurs derrière le mur

Publié le par Arpenteur

Ulrike saisit la bonbonne de déso- dorisant pour chasser l’odeur des égouts qui refoulent de temps à autre. Rien ne fonctionne vraiment dans cette ville. Par la porte dont elle a grand ouvert les deux battants en ce jour d’été, elle regarde passer quelques Trabant dans la Friedrichstrasse ensoleillée, puis elle se replonge dans le « Berliner Zeitung » de ce 23 juillet 1987, et pour la deuxième fois, se contente de regarder les rares photos.

Hier, Ulrike a eu 50 ans. Et ça fait 26 ans qu’elle est dame-pipi juste en face de la gare de Friedrichstrasse.

Elle est tirée de son journal par le tintement d’une pièce de 10 Ost-Pfennig que le jeune Vopo vient de jeter dans son assiette ébréchée, au fond de laquelle surnagent péniblement les restes colorés d’une rose peinte à la main, il y a bien longtemps. Elle le remercie d’une moue qui se veut un sourire, car il n’y peut rien.

Mais Ulrike ne sait plus sourire.

Le Vopo disparaît dans la gare de laquelle sort une vingtaine d’adolescents. L’été, plusieurs fois par semaine, Ulrike voit ces groupes venus pour la journée. Habillés de couleurs vives, ils se reconnaissent facilement au petit sac à dos qu’ils portent tous, sur lequel on peut lire en lettres fluorescentes le nom de l’école de langue qui les emmène visiter la ville de l’autre côté du mur. Ils disparaissent rapidement de son champ de vision, en direction d’Unter den Linden.

Dans un soupir, elle sort d’un cabas marron une bouteille métallique, et se sert un thé dans la tasse en plastic, qu’elle emmène toujours avec elle, depuis le quartier de Schönhausen. Elle aimerait vraiment habiter plus près. La recette de son écuelle ne lui permet pas de prendre le S-Bahn, et chaque matin elle doit marcher presque une heure pour atteindre le centre. Mais ce qui l’ennuie le plus, c’est qu’elle doit pour ce faire emprunter la Greifswalderstrasse.

C’est là qu’elle est née, en janvier 1937. Au 135 de la Greifswalderstrasse. Le bâtiment a depuis longtemps disparu et été remplacé par une espèce de boîte à chaussures d’un gris terne d’une architecture purement soviétique. La cave aussi a sans doute disparu.

Mais à chaque fois qu’elle passe par là, presque tous les jours, ce printemps maudit envahit sa mémoire. L’odeur âcre de la fumée, le goût de la poussière, l’humidité et l’obscurité de la cave. Et elle se revoit au fond de cet abri, pendant les raids aériens, avec sa mère, et sa sœur Inge qui avait alors 13 ans. Elles étaient sans nouvelle de leur père depuis l’été 1944 alors qu’il était stationné en France. Presque un an.

Avec elles, il y avait sept autres personnes dans cette cave. Madame Lauper, son fils de 6 ans, et ses deux jumeaux de 2 ans et demi, qui toussaient tout le temps. Le jeune Dieter Hartmann du 2ème étage, qui était revenu des Ardennes avec une médaille en fer et une jambe en bois, pour découvrir qu’il n’y avait plus de 2ème étage, et que sa mère et ses sœurs étaient mortes.  Et enfin le vieux Monsieur Steiner et sa femme, toujours bien mise malgré tout, et qui époussetait machinalement tout grain de poussière qui tombait sur les épaules de son manteau quand la maison était secouée par les bombes.

Chaque fois qu’elle passait devant le No 135, Ulrike sentait sa gorge s’assécher. La sensation terrible de soif lui revenait, comme en cette fin d’avril 1945, lorsqu’elle n’était plus sortie voir la lumière du jour depuis sept jours, et que sa langue s’était transformée en une épaisse boule de carton qui l’empêchait presque de respirer.

Ce jour-là, Ivan était arrivé en défonçant la porte. Sur le coup, Ulrike avait eu peur, mais quand elle avait vu la bouteille d’eau dans sa main gauche, elle avait tendu instinctivement la main. Ivan avait ri. Un rire lourd et profond, qui révélait la force immense cachée dans ce petit corps frèle qui semblait perdu dans l’uniforme brunâtre. Le jeune soldat aux yeux tristes mais dont la blancheur était éclatante sur son visage sale, lui avait donné la bouteille en riant, et Ulrike en avait avalé goulûment une longue lampée, avant de se mettre à tousser. Sa gorge brûlait comme si elle avait avalé des braises, et sa toux violente couvrait presque les rires d’Ivan auquel s’étaient joints deux camarades.

Puis il avait pointé sa mitraillette sur Inge. Sa mère s’était levée et avait crié. Il avait fallu trois coups de crosse pour la faire taire, et les soldats avaient hoché la tête d’un air admiratif. Ulrike avait regardé Monsieur Steiner, qui ne bougeait pas, et fixait le bout de ses chaussures encore cirées. Elle s’était souvenue qu’elle l’avait vu les nettoyer le matin même, lorsqu’il était revenu encore une fois bredouille de la corvée d’eau, en annonçant fièrement que deux jeunes déserteurs indignes du Führer venaient d’être pendus au coin de la rue. Mais Ulrike avait aussi remarqué que depuis deux jours, Monsieur Steiner ne portait plus l’insigne du parti à sa boutonnière.

Inge criait. Ulrike avait mis les mains sur ses oreilles, et avait essayé de fermer les yeux, mais elle n’y était pas parvenue. Et elle avait tout vu. Elle avait vu Ivan violer sa sœur, puis les deux autres s’en prendre à sa mère. Puis ce fut le tour de la maman des deux jumeaux qu’Inge avait bizarrement essayé de distraire pendant ce temps là. Leur frère de 5 ans avait frappé de toutes ses forces l’Ivan qui violait sa mère, ce qui avait semblé beaucoup amuser les russes. Ils étaient repartis en emmenant Dieter, qu’ils avaient exécuté dans la rue. Sa blessure loin de le sauver, l’avait désigné comme victime expiatoire.

Pendant une semaine, chaque jour, chaque nuit, parfois plusieurs fois, des groupes d’Ivan avaient envahi la cave. Mais Ulrike avait toujours échappé aux viols. Sans doute était-elle juste un peu trop jeune.

Alors maintenant, parfois, elle évite de prendre la Greifswalderstrasse. Même si cela prolonge son trajet de plusieurs minutes, c’est moins douloureux.

Mais dans ce cas, elle doit traverser le Volkspark Friedrichshain, et souvent elle y voit Wolfgang.

Ulrike est arrachée à ses souvenirs par le tintement des pièces dans son assiette. Elle lève la tête vers une femme aux cheveux et aux yeux gris, baissés et las qu’ont souvent ceux qui ont connu ce fameux printemps et l’odeur des soldats. Elle remercie, puis la regarde s’en aller du pas traînant de ceux qui ne peuvent plus avancer. Et son passé n’a alors aucune peine à ressurgir, pour combler le vide du présent.

Wolfgang était le fiancé d’Inge. Il survit dans Volkspark Friedrichshain, sur un banc public, depuis que celle-ci n’est pas rentrée du travail, un soir d’été, voilà 26 ans. Elle était secrétaire chez un avocat dans la Bülowstrasse. Très dévouée à son patron, elle rentrait souvent tard.

Ulrike savait bien que sa soeur essayait d’oublier dans son métier tout ce qui avait bien pu leur arriver. Elle aurait bien aimé y parvenir aussi, mais sa tête était pleine de bruit, d’explosions, de cris, tout le temps, et elle n’avait jamais réussi à apprendre à lire, pas pu devenir secrétaire, et n’arrivait pas à se trouver un mari. Elle avait bien trop peur des hommes.

Mais pas Inge. Inge avait tout ça, mais un soir, elle n’était pas rentrée.

On l’avait enfermée de l’autre côté. Ou l’inverse. Ulrike n’avait jamais compris pourquoi, mais du jour au lendemain, la ville avait été envahie de militaires, et coupée en deux par des rouleaux de barbelés. Wolfgang s’était battu quelque fois avec les soldats, cet été-là. Puis quelques semaines plus tard, Ulrike avait aperçu Inge, de l’autre côté, sur une petite estrade de bois. Elle était perdue dans une foule immense, et faisait des signes avec un foulard blanc. Ulrike avait crié pour saluer sa sœur, mais on ne pouvait rien entendre. A ses côtés, Wolfgang n’avait pas bougé, tétanisé. La foule était dense, agitée, et triste.

C’est la dernière fois qu’Ulrike avait vu sa sœur. Peu à peu, il était devenu totalement impossible de s’approcher de cette nouvelle frontière, qui fut rapidement remplacée par un mur surmonté de barbelés.

Peu après, une voisine lui avait lu la lettre que le patron d’Inge lui avait adressée, et malgré les passages censurés, Ulrike avait compris. Sa soeur s’était pendue.

Dans une cave.

Avec un fil de fer barbelé.

Depuis ce jour, Wolfgang n’a plus dit un mot. Il a quitté son travail de maçon. L’idée même de construire un mur lui fichait la nausée. De temps à autre, Ulrike lui apporte un peu de soupe et un morceau de pain. Il lève alors les yeux, la regarde d’un air las, comme s’il ne la reconnaissait pas, puis porte sa bouteille chérie à ses lèvres, avale une gorgée de cette eau brûlante. La même qu’Ivan avait offerte à Ulrike.

Aujourd’hui elle est passée dans la Greifswaldstrasse. Les bourdonnements dans sa tête sont plus forts que lorsqu’elle passe dans le parc. La journée semble ne pas vouloir finir, encore une fois, et Ulrike espère que dans une heure, lorsqu’elle pourra fermer, la recette du jour lui permettra de prendre le S-Bahn, et d’éviter tous ces souvenirs. Elle en a eu assez aujourd’hui.

Le hall est tout à coup envahi par les rires bruyants d’un groupe de jeunes français. Apparemment ravis de leur journée de l’autre côté, ils se passent la bouteille de l’Ivan en toussant, puis disparaissent dans les toilettes. Ulrike secoue la tête en regardant son assiette vide.

C’est alors qu’elle remarque un garçon qui paraît plus jeune que le reste du groupe. Son sac aux lettres fluorescentes sur le dos, il la regarde tristement. Il y en a souvent un ou deux comme ça, que le gris de ce côté du mur semble avoir avalé. Le regard légèrement apeuré, il s’accroche à son sac banane, qui sans doute contient son passeport et son visa pour l’autre côté, comme à une bouée de sauvetage. Il préférerait sans doute se retrouver nu que de perdre ces précieux sésames pour la liberté qu’il connaît.

Ulrike soutient son regard, et s’étonne alors de son air de ressemblance avec la photo de son père, la seule que sa mère avait réussi à sauver du désastre.

Elle essaie de lui sourire. Le jeune garçon s’enfuit alors, et rejoint ses camarades dans les toilettes, en riant crânement.

Ulrike entend la bouteille vide de l’Ivan que l’on jette sur le sol. Le groupe ressort, toujours tapageur. Une pièce de 10 Ost-Pfennig tombe dans l’écuelle, presque par hasard, et Ulrike les voit disparaître dans la gare. Ils rentrent chez eux.

Ailleurs.

Ils ne l’ont pas vue.

Le léger tintement sur la porcelaine lui fait tourner la tête. L’adolescent vient de glisser timidement dans l’assiette une poignée entière de pièces de 10 Ost-Pfennig.

Ulrike est aussi gênée que lui, et s’étonne de ce regard à la fois timide et mutin, qui lui rappelle celui d’Inge. Elle voudrait lui dire merci, mais il est déjà dehors. Elle le regarde pensivement s’éloigner en soupirant, soulagée. Elle pourra prendre le S-Bahn ce soir, et éviter Wolfgang et la Greifswalderstrasse.

Elle prend son bidon en fer blanc et son balai, et s’en va ramasser les restes de la bouteille.

Lorsqu’elle revient à sa petite table, elle y trouve un bouquet de fleurs, enroulé dans un fin papier blanc. Par les portes grandes ouvertes, elle aperçoit le jeune garçon étrange qui s’enfuit. Il traverse la place en courant, agrippé à sa ceinture banane, et puis pénètre dans la gare, vers un de ces trains qu’elle ne verra jamais.

Elle se rassied lentement, prend les fleurs dans ses mains, y plonge son nez. C’est peut-être ça l’odeur du printemps, se dit-elle. Elle les arrose de quelques larmes dont elle croyait depuis longtemps avoir épuisé tout le stock.

Ulrike est heureuse. Jamais elle n’a reçu plus beau cadeau d’anniversaire...

« Nouvelle mauvaise » fleurie, par arpenteur, passe-muraille depuis 1971

(c)photo arpenteur1987-2003 - berlin

 

PS : à propos d'anniversaire les Virgules ont 2 ans aujourd'hui. Merci à tous de les avoir fait vivre jusque là

Publié dans Nouvelles mauvaises

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P
Pour une mauvaise nouvelle, je la trouve plutôt excellente. En espérant que le petit frère français revienne.
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A
<br /> le fils du petit frère.... ;-)<br /> <br /> <br />
C
Wah...
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A
<br /> Euh..... Merci merci...<br /> <br /> <br />
F
Je ne sais pas quoi dire. Ce texte est très beau et très triste. J'aime beaucoup
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N
Très très belle nouvelle, de la tendresse, de la pudeur et puis des larmes. Vraiment j'ai adoré...bises nath
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B
des fleurs pour votre talent et pour l'anniversaire.
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